Où se cachent les femmes à Strasbourg ?

Réponse au 5e Lieu, place du Château, où une exposition fait dialoguer des cartes géographiques et mentales. L’idée : faire la lumière sur la place des femmes dans l’espace public. 

Exposition des cartes et des femmes

 

Cartographier la place des femmes dans la ville - où elles sortent, où elles luttent, où elles travaillent - est une œuvre singulière et il fallait bien deux artistes issues de la HEAR (Haute école des arts du Rhin) pour l’accomplir : l’illustratrice et graphiste Nadia Diz Grana et la plasticienne performeuse Garance Coquart-Pocztar. Mais que vient faire la fille de Karl Marx dans votre carte mentale ? 

Nadia Diz Grana : Elle apparaît dans la carte sur l’inscription des femmes dans l’histoire. J’ai réfléchi à comment être visibilisé dans la ville, en cherchant notamment les noms des rues et des statues qui rendent hommage aux femmes. Puis j’ai choisi des figures qui me parlaient. Ainsi, au centre de l’image, se trouve la fille de Karl Marx. Figurent aussi Gisèle Halimi, Lucie Berger, Simone Veil...J’ai collé des ponts entre elles. Mais au centre, j’ai placé une sorte d’arche qui symbolise une vision passéiste, un néant, quand aucune femme n’occupait encore l’espace commun. 

 

La violence, la nuit, la lutte, le sport : quelles autres thématiques avez-vous cartographiées ?

Garance Coquart-Pocztar : Le 5e Lieu, qui travaille cette année sur les cartes, est à l’origine de ce travail. Il voulait y associer la représentation des femmes pour donner à celles-ci une meilleure visibilité dans l’espace public. Nous avons défini ensemble sept thématiques qui nous semblaient importantes : la lutte et l’action militante, l’accompagnement des femmes victimes de violences, les femmes dans l’espace public la nuit, la situation particulière des illustratrices, le sport et la culture, les noms de rues rendant hommage aux femmes. Puis nous avons fait une collecte de données auprès des services de la Ville pour nourrir nos cartes. 

Avec les cartes géographiques, aisément reconnaissables et lisibles, dialoguent des collages explosant de vitalité : des cartes mentales. Késako ?

Nadia Diz Grana : Ces cartes sont une représentation des idées qui émanent d’un concept central. Je cherche des verbes qui représentent les combats des femmes, qui font écho et m’aident à définir une énergie globale autour de la thématique. Il n’y a pas de volonté d’exhaustivité. Je construis mon collage en plaçant le problème au centre puis je l’éclate vers des seconds degrés. L’idée est que l’image créée – la carte mentale – interpelle celui qui la regarde.

Et la poésie dans tout ça ? Comment adoucit-elle ces cartes géographiques qui ne sont pas que de simples entrelacs de rues ?

Garance Coquart-Pocztar : J’ai travaillé à partir de vraies cartes géographiques, mais avec un jeu graphique pour que les données soient rendues de manière plus poétique. Pour illustrer, davantage que pour simplement positionner des données. Il est important de symboliser ces données de manière très douce, afin de donner un sentiment de tendresse, d’espoir, de joie militante, de sentiment d’entraide et de solidarité. 

Exposition des cartes et des femmes

 

La colère et la joie ont teinté vos cartes mentales. Quelles informations sont à l’origine de ces sentiments contradictoires ? 

Nadia Diz Grana : L’insuffisante représentation des femmes dans l’espace public a provoqué ma colère. Mais un sentiment de joie, aussi, né de l’énergie de l’injustice. Je me suis en effet rendu compte que de nombreuses associations oeuvrent à Strasbourg en faveur des femmes. Cet élan collectif procure pas mal de joie et d’espoir. 

Autre source de frustration pour les femmes, un extrait du rapport Racine, cité dans le livret qui accompagne votre exposition. Commandé par le ministère de la Culture, sur « L’auteur et l’acte de création », il a été rendu public en 2020. Il relève que seules 6 % des plasticiennes tirent un revenu annuel de la vente de leurs œuvres supérieurs à 30 000 €, contre 15 % des hommes. À l’inverse, 52 % d’entre elles touchent une rémunération artistique inférieure à 5 000 € par an, contre 40 % des hommes. Y a-t-il là matière pour nourrir votre engagement féministe ?

Nadia Diz Grana : En travaillant avec des commanditaires très engagés – notamment la revue féministe trimestrielle La déferlante ou avec le magazine mensuel Causette -, j’ai développé une réflexion globale qui me permet d’être davantage une personne qu’une femme. Cela a influencé mon travail qui a évolué. J’ai remarqué que les images que je collectais pour mes collages étaient toujours celles de femmes blanches, minces, jeunes, dans une certaine posture. Sans en être consciente, j’étais moi-même limitée et pas du tout inclusive ! Aujourd’hui, je suis plus portée sur la recherche de personnes et non plus seulement de silhouettes.

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Vos cartes sont clairement engagées dans une lutte, dites-vous...

Garance Coquart-Pocztar : Nos illustrations ne sont pas neutres, leur positionnement est clairement féministe. Je milite dans plusieurs associations et je vois qu’il y a des progrès, notamment grâce au travail en réseau. Je le montre aussi avec mes cartes : c’est motivant de présenter de belles avancées. Mais le féminisme est une lutte toujours en cours, il y a encore beaucoup de travail à faire. C’est valable aussi pour le combat contre l’homophobie et la transphobie. »

Exposition des cartes et des femmes

Nadia Diz Grana est devenue illustratrice le jour où elle a renoncé à devenir rock star. A 46 ans, cette graphiste devenue illustratrice, adepte du collage, collabore avec de nombreux médias d’actualité (Le Monde, Le Monde Diplomatique, Alternatives Économiques, Télérama…).
Garance Coquart-Pocztar est une artiste plasticienne habituée des drag-shows avec ses performances engagées politiquement et poétiquement. A 30 ans, elle signe des dessins, des BD et des vidéos traitants surtout des discriminations et de la norme.

Toutes deux œuvrent à Strasbourg.

Lucie Michel

Exposition « Des cartes et des femmes », par Nadia Diz Grana et Garance Coquart-Pocztar, au 5e Lieu, 5 rue du Château à Strasbourg, jusqu’au 17 septembre 2023. Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 18 h (dimanche de 11 h à 17 h). Entrée libre.