Abstraction = Évasion

Avec l’exposition Radical, le musée Würth d’Erstein invite les visiteurs à jouer et à lâcher pris dans un monde de couleurs.

Exposition Radical Würth - affiche

Coup double

Ce à quoi le visiteur ne s’attend pas en poussant la porte du musée, c’est qu’il va voir non seulement une, mais deux expositions, sur le thème de l’abstraction géométrique : plaisir dédoublé. 

Tout l’espace du rez-de-chaussée est consacré à l’artiste contemporaine allemande Lore Bert, née en 1936. Ici, règne un monde de papier. Pas de ce papier journal dont on emballe les poissons plus frais que leurs nouvelles déjà périmées. Pas du papier de riz non plus, mais un beau papier japonais délicat et solide à la fois – le washi. Inspirée par ses voyages en Asie et en Egypte dans les années 1990, l’artiste ne travaille plus que ce medium pour en faire des tableaux aux reliefs abstraits, vivants. Ses assistantes coupent le papier en carrés de 5 cm x 5 cm, le roulent plus ou moins serré selon les tableaux, puis le collent en compositions vibrantes.

Exposition Radical Würth
Détail d'une oeuvre de Lore Bert qui travaille le papier washi qu'elle froisse plus ou moins serrée en composition abstraites

Carpe ou cochon ? 

Sur une mer de papier de soie froissé par des enfants d’écoles des environs, figurent les Solides de Platon, plusieurs formes géométriques où l’on découvre l’icosaèdre à 20 faces. Certes, une forme peu observée au quotidien… et pourtant si commune ! C’est un virus, l’herpès. 

Autour de cette installation plutôt monumentale, des tableaux géométriques bien alignés : l’artiste a toujours eu un faible pour les mathématiques... « Quel est le cochon qui a saigné sur la moquette blanche ? », rit un visiteur. Ce grand carré blanc, comme taché de rouge et de traces noires, auquel il fait face, représente en fait une carpe koï, dont n’apparaissent ici que les belles taches irrégulières. « Selon les Chinois, quand les carpes koï remontent le Fleuve jaune, elles deviennent des dragons », souligne la guide du jour, dont la visite éclaire encore ces œuvres qui pourraient, pour certains, parler d’elles-mêmes, pour d’autres, rester absconses. 

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Feuilles à rouler

Le détour par le papier washi, celui dont on fait les parois coulissantes au Japon, vaut la peine. Ce papier est utilisé au Japon depuis le VIIe siècle, d’abord utilisé pour les écrits bouddhiques, puis aristocratiques, puis en architecture. Entièrement fait à la main, il est le produit de l’écorce grattée du mûrier. S’en suit un long travail de cuisson, de nettoyage des impuretés, de tamisage, de pressage puis de séchage. 

Le mûrier se nourrissant d’eau et de soleil, le papier washi qui en est issu est typique de son terroir. Comme un vin, en somme. Précieux, il va disparaître bientôt, car personne n’est prêt au Japon à prendre la relève d’une fabrication si exigeante et si chronophage. Mais en France, en Camargue, un artisan formé au Japon s’attelle à la tâche. 

Visiteur-acteur bluffé

Difficile de quitter l’univers délicat de Lore Bert, mais à l’étage, de belles surprises composent un monde enchanté. Des œuvres d’art tout aussi abstraites, panorama éclectique décliné en trois thèmes. L’art abstrait est apparu avec Kandinsky en 1910, indique la guide, mais a été alors plutôt mal reçu par le public qui le trouvait froid et trop intello. « Pourtant, l’art abstrait est un monde de formes et de couleurs qui véhiculent des émotions, voulait Kandinsky. » 

 

C’est bel et bien de jeu qu’il est question ici, où chacun est libre d’avoir sa propre interprétation. Démonstration de « Point de vue » avec plusieurs pièces-miroir de Daniel Buren, mais surtout avec Structure, forme, couleur (1974), une œuvre étonnante de Yaacov Agam. De côté, le visiteur voit des carrés et des rectangles de couleurs, qui, au fil de sa déambulation, se muent en formes rondes et allongées puis...en simple jeu de lames en noir et blanc. 

Exposition Radical Würth
Se perdre dans un monde de formes et de couleurs

Forts en maths

Que les mathématiques aient à voir avec l’art abstrait est ici démontré avec éclat. Une œuvre de Vasarely joue avec des cercles auxquels manque une partie, toujours la même, mais jamais présentée sous le même angle de vue : de cet ensemble purement géométrique, surgit une sorte d’alphabet dans lequel le regard se perd et tente même de discerner un homme et une femme. A pour anthracite, P pour Purple, R pour Rouge, I pour Indigo… : le tableau de François Morellet est aussi un alphabet, tout en bâtons de couleurs vives, bien rangé entre abscisse et ordonnées, croisant lettres et couleurs. C’est amusant et passionnant tout à la fois. 

Fascinantes sont les peintures de Lothar Quinte, dont l’énorme travail sur la ligne – droite ou circulaire – emmène le visiteur très très loin. 

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Invitation à flotter 

Dans la troisième partie de cette exposition, Formes et couleurs, hommage est rendu à la couleur, selon le souhait de l’artiste Sonia Delaunay (1885-1979) pour laquelle « une peinture ne sera vraiment moderne quand on comprendra que la couleur a sa vie propre ». 

Différent, car totalement abstrait et sans concept, est la composition en deux tableaux de Serge Poliakov en 1968. Une forme rouge imprécise, au contour un peu flou, comme percée d’un accent, d’une fente ou de ce que l’on veut bien y voir, est l’invitation parfaite à l’évasion. Le rouge vibre sur le jaune, puis sur le noir, dans l’intensité des pigments, faits maison par l’artiste. Invitation totale au lâcher prise en se fondant dans les couleurs. « ça ne s’explique pas, ça se sent », aurait répondu le jeune fils de l’artiste à un journaliste sceptique. 

En sortant du musée, on ne regarde plus le paysage environnant de la même manière. On découvre que tout est abstraction dans la nature : les ombres allongées au sol de l’été finissant, la répétition des grillages devant les épis de maïs, l’architecture des bâtiments industriels… Le regard n’en finit pas de s’évader.

Auteure : Lucie Michel

Exposition Radical, l’abstraction géométrique dans la collection Würth, au musée Würth à Erstein, Z.I. ouest, rue Georges Besse, Erstein, jusqu’au 7 janvier. Du mardi au samedi de 10 h à 17 h, dimanche de 10 h à 18 h. Visites guidées (payantes, en français) chaque dimanche à 14 h 30. Entrée libre. Accès facile en train.