Avatars et souris-robot face à Picasso

Avec l’exposition « Transformers », qui fait dialoguer œuvres contemporaines et robots, le musée Frieder Burda à Baden-Baden s’interroge : jusqu’où l’intelligence artificielle transformera-t-elle le monde de l’art ?

Musée Frieder Burda

Peur

Elle fait peur : elle tourne lentement son visage vers le visiteur, son regard fixe le darde froidement avec la distance de ces gens portant un corset médical trop serré et elle lâche : « J’ai un problème avec mon réseau. J’ai un problème avec mon réseau…(bis) » Œuvres de l’artiste Louisa Clement en silicone et en métal, les Représentantes sont des avatars créés à partir d’un scan 3D de l’image de l’artiste et dotés d’un chatbot qui leur permet de dire quelques bouts de phrases en anglais. Bienvenue à l’exposition Transformers-Masterpieces from the Frieder Burda Collection in dialogue with artificial beings, au musée Burda à Baden Baden.

Œuvres de l’artiste Louisa Clement en silicone et en métal, les Représentantes sont des avatars créés à partir d’un scan 3D de l’image de l’artiste et dotés d’un chatbot.
Œuvres de l’artiste Louisa Clement en silicone et en métal, les Représentantes sont des avatars créés à partir d’un scan 3D de l’image de l’artiste et dotés d’un chatbot.

Robots

Au sein de l'exposition imaginée par le commissaire Udo Kittelmann, des êtres artificiels invitent à examiner de manière critique une sélection de peintures modernes et contemporaines du musée, signées ici par Gerhard Richter, Pablo Picasso, Markus Lüpertz, Jackson Pollock…. De jeunes artistes issus de la génération post-internet suivent leurs chemins de rupture. Dans leur biographie comme dans leurs créations, ils reflètent les sphères de pouvoir croissantes des possibilités virtuelles. Le conservateur Udo Kittelmann dit avoir tenté une expérience, « suite logique de l’idée de performance, grâce à des moyens technologiques, de petits robots et des humanoïdes comme invités ». Car l'automatisation de la société actuelle et la transformation des environnements sociaux se poursuivent inlassablement. L'intelligence artificielle et ses promesses prennent le relais et créent des formes d'existence semblables à la vie. « L'homme pousse au progrès, ce faisant, il se trouve depuis longtemps au seuil de sa propre remplaçabilité. »

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Rupture

« Avec ces œuvres, de Picasso à Louisa Clement, nous sommes à un point de rupture. Et se pose cette question : à partir de quand, d’où, exactement, les choses se transforment-elles ?». Démonstration entre un Nu couché peint par Picasso en 1968 présenté face à un triptyque de Markus Lüpertz, et Emma, l’une des Représentantes, assise un peu trop raide sur un banc devant une œuvre abstraite de Gerhard Richter, faux aplat de verts. Corps déstructurés de Picasso, triptyque inquiétant de Markus Lüpertz, réinterprétation du mouvement impressionniste de Gerhard Richter : chaque artiste présenté ici signe, au moment de sa création, un point de rupture évident par rapport à ses prédécesseurs. Picasso se détourne d’un regard frontal, Markus Lüperts joue ici avec les codes des portraits anciens peints pour témoigner d’une évidente puissance, Gerhard Richter a réinventé les paysages classiques, Georg Baselitz a retourné ses sujets...

Musée Burda représentante devant l'oeuvre de Gerhard Richter.
5.Dans la même pose que celle du sujet d’une œuvre de Gerhard Richter.

Souris parlante

Cette tendance à la rupture se poursuit aujourd’hui, notamment avec les œuvres de Ryan Gander. Témoin cette petite souris-robot animée par ordinateur qui passe sa tête dans le trou qu’elle a fait dans le mur d’exposition. Vainement, la souris-robot tente de dire quelque chose d’existentiel. Elle répète les mots Je suis, question existentielle de l'humanité, une contemplation de qui ou de ce que nous sommes réellement. Créée en 2019, elle est devenue une star du monde de l’art international. Et pour la première fois, elle entre en confrontation avec la nature morte de la célèbre bougie de Gerhard Richter, peinte en 1982, complètement universelle et décontextualisée.

Musée Burda - souris-robot
Créée en 2019, cette souris-robot est devenue une star du monde de l’art international, qui entre ici en confrontation avec la nature morte de la célèbre bougie de Gerhard Richter.

Science-fiction

L’artiste Timur-si-Qin, dont l'œuvre Sans titre donne pourtant son titre à l'exposition, souligne la distance supposée entre l'idée de nature et le "non-humain". Pour cela, il joue avec des feuilles de plantes de formes diverses sur des affiches du film de science-fiction Transformers, distinguées par un gros titre : Destroy ou Protect. Il remet ainsi en cause la traditionnelle distinction entre le technique et l'organique qui n’aurait plus qu’une fonction symbolique. Un regard qui fait froid dans le dos puisqu’il admet d’emblée que l’humain est imprégné de la publicité dans son quotidien et que celle-ci occupe tout espace : exit l’humain ?

Lady Gaga

En pénétrant dans un espace blanc fermé, le visiteur se fait voyeur face à la Female Figure (2014) de l’artiste américain Jordan Wolfson. Sur des chansons de Lady Gaga et de Paul Simon, l’androïde sexy danse en nuisette sale et cuissardes en cuir blanc. « Elle incarne la tension entre l’excitation et la répulsion », affirme son auteur, qui y voit une métaphore de notre époque corrompue. Cette androïde dotée d’une caméra dans le front tourne son affreux visage masqué vers les visiteurs. Mal ficelée mais gracieuse, à la fois érotique et émotionnellement séduisante, Female Figure laisse apparaître son squelette de métal, comme pour rassurer le visiteur : mais non, elle n’est pas réelle. Mais enfin, presque ! Le visiteur est ici face à la vision d’un futur assez repoussant. Est-elle la survivante d’un jeu vidéo, la représentante du sexe automatisé ou a-t-elle sa propre existence dans le monde du métavers ?

Musée Burda - Female Figure
Female Figure (2014) de l’artiste américain Jordan Wolfson, incarne « la tension entre l’excitation et la répulsion », selon son auteur. Elle incarne aussi le cauchemar de notre futur.

Tension

Avant même l'ère des médias de masse électroniques, les artistes tels que Pablo Picasso, Jackson Pollock et Gerhard Richter ont « transformé » les attentes traditionnelles de leur temps envers l’œuvre d'art. Dans cette tension entre hier et aujourd'hui, la question se pose maintenant de savoir comment les musées, mais aussi les représentations traditionnelles de l’art vont évoluer. Car il est brillamment démontré ici qu’à l'avenir, les œuvres d'art ne seront plus statiques et muséales, mais vivantes. Les intelligences artificielles peuvent déjà d’ailleurs "créer" des œuvres basées sur l'art existant, et même écrire de la poésie.

Auteure : Lucie Michel