Histoire des bateaux-mouches 2

DEVELOPPEMENT DU TRANSPORT EN COMMUN URBAIN PAR BATEAUX

A l’épisode précédent, nous avons vu comment la « navigation à moteur » s’était développée sur le bassin rhodanien. Il est temps de voir comment ces bateaux sont devenus un réel moyen de transport en commun urbain.

LA COMPAGNIE DES MOUCHES -   1ère COMPAGNIE DE TRANSPORT OMNIBUS PAR BATEAUX

La compagnie des "Mouches" sera la première compagnie de bateaux de transport omnibus de passagers à Lyon. Il s’agit d’une concession accordée par arrêté préfectoral le 12 décembre 1862 à deux industriels (Pierre Emile Jouvencel Plasson et Louis Elysée Chaize) pour la navigation entre Vaize et la Mulatière. Plasson n’est pas un inconnu dans le métier puisqu’il est également l’un des gérants de la Compagnie Générale de Navigation, la CGN.

5 bateaux-mouches (numéroté de 1 à 5) constituent la flotte qui débute son activité en 1863. Un an plus tard, en octobre 1864, la Mouche n°10 obtient son autorisation préfectorale. Ces bateaux d’un nouveau type avec leur coque en fer, leur cheminée centrale et leur hélice sont construits par le chantier de Michel Félizat, un entrepreneur arlésien déjà possesseur d’un chantier naval dans sa ville d’origine. Il faut bien comprendre que jusqu’à là la navigation à vapeur était réalisée par des bateaux à roues à aubes. Félizat avait d’ailleurs déposé le 14 décembre 1857 un brevet d’invention pour un système de bateau toueur par l’avant et par l’arrière (cote INPI 1BB34695). Un bateau toueur est un bateau sans propulsion sur lequel une machine à vapeur tire sur une chaîne pour le faire avancer. Très utilisé jusque dans les années 1950, le touage a quasiment disparu. En France, il ne resterait en fonctionnement que le toueur de Riqueval dans l’Aisne.

brevet d'invention pour un bateau toueur à vapeur déposé par Michel Felizat
Plan du système de bateau toueur breveté par l'industriel Michel Félizat

Il est clair que ce bateau toueur n’avait rien à voir avec le futur bateau-mouche dont on trouve une coupe ci-dessous.

 
Bateau-mouche express coupe longitudinale

Cette forme du bateau mouche comme séparé en 2 par sa cheminée et sa machine à vapeur sera la silhouette caractéristique de cette embarcation des années 1860 jusqu’à la fin des année 1930. 

 

LES ACCIDENTS DRAMATIQUES DES MOUCHES N°4 et N°9

Le plus tristement célèbre des bateaux-mouches de Lyon est probablement la Mouche n°4 qui fit naufrage dans la Saône le 10 juillet 1864, tout près du pont de Nemours.

Une gazette de l’époque rapporte les faits de la façon suivante : « Le 10 juillet 1964 vers trois heures de l’après-midi, un funeste événement venait jeter le deuil et la consternation dans toute la ville. La Mouche numéro 4, bateau faisant le service sur la Saône, venait de Vaise et se rendait à Perrache, chargé d’un grand nombre de passagers, le pont et les cabines étaient littéralement remplis. Arrivé à la hauteur du Pont de Nemours on s’aperçut que le gouvernail imprimait au bateau une série d’oscillations auxquelles les voyageurs ne firent d’abord pas grande attention, mais à peu l’inclinaison devenant plus effrayante le trouble se mit dans la foule qui se précipita en désordre, toute du même côté. L’eau entra par les sabords, un craquement sinistre se fit entendre, et la barrière s’étant rompue les voyageurs furent précipités en un seul bloc dans la rivière ; dès lors on n’entendit plus que des clameurs déchirantes !.... Un service de sauvetage s’est organisé, nous aurions à signaler des Dévouements sublimes et des actes d’un héroïque courage mais hélas ! nous aurons toujours à regretter 29 victimes de tout âge et de toute condition. » Dans la réalité l’accident compta 27 victimes.

L’histoire retiendra que le bateau avait probablement embarqué 117 passagers pour un titre de navigation de 90 et que les manœuvres brusques du capitaine provoquèrent le naufrage. La navigation en bateau omnibus fut aussitôt arrêtée à Lyon. 5 jours plus tard, le vendredi 15 juillet, les bateaux de la Compagnie des Abeilles, parce qu’ils étaient à roues à aubes, furent autorisés à reprendre leur activité. Les bateaux à hélice font l’objet de longues inspections avant de reprendre leur service une semaine plus tard, les 21 et 23 juillet. La Mouche n°4 ne reprit son activité que le 24 septembre sur arrêté préfectoral.
A cette époque, la justice est rapide. Le procès s’ouvre le 3 décembre 1864 et le jugement d’appel est prononcé le 15 février 1865, soit 7 mois et 5 jours après l’accident. Le patron du bateau, Jean Boyer, récidiviste, est puni d’un mois et demi d’emprisonnement. Monsieur Chaize, le co-propriétaire de la compagne, est puni de 3 mois de prison, Plasson, l’autre propriétaire de 500Fr d’amende. En appel, Chaize voit sa peine réduite de 2 mois et Plasson la sienne confirmée et assortie d’une peine complémentaire de prison d’un mois et demi. 

Délibéré de l'appel à procès de l'accident du bateau-mouche 4 à Lyon

En 1866, la chaudière de la Mouche n°9 explose, provoquant la mort de 3 autres passagers.

 

SUCCES INCROYABLE DES BATEAUX-MOUCHES LYONNAIS

Mais qu’importe les accidents, le succès est tel que de nouvelles compagnies de navigation pour le transport en commun vont voir le jour. A Lyon les « Mouches » ont été rapidement rejointes par les « Abeilles » qui créent une ligne quasiment en même temps entre Vaise et Saint Antoine. Il faut dire que le transport de voyageur par bateau fait preuve d’une ponctualité impeccable en plus d’un cadencement élevé et d’un prix modique, faut-il le rappeler. Pour les « mouches » chacun des 25 embarcadères de la compagnie est desservi toutes les 10 minutes. Le transport hippomobile en voit même sa fréquentation diminuer.

C’est en 1872 que les "Guêpes" font leur apparition à Lyon. Les bateaux à roues à aubes touchant de cette nouvelle compagnie sont plus gros que les "Mouches". Dans le guide Joanne « de Paris à Lyon » (4ème édition) on apprend que les « Guêpes » proposent des trajets dans le Nord de Lyon jusqu’à Collonges au Mont d’Or. Les départs se font du quai Saint-Antoine à Lyon de 7 heures du matin à 5 heures du soir, toutes les deux heures en semaine y compris le samedi. Le dimanche, preuve de leur forte utilisation pour les activités de loisirs, les bateaux circulent jusqu’à 6 heures du soir et toutes les heures. 
 
Des années 1860 à 1900, les bateaux-mouches de Lyon transportent en moyenne 1 500 000 voyageurs par an avec un pic à 4 000 000 en 1871.

Bateaux-mouches au Port Mouton. © Archives de la ville de Lyon.

LES CHANTIERS NAVALS DU QUARTIER DE LA MOUCHE

C’est bien de leur implantation lyonnaise que les bateaux-mouches tirent leur nom. En effet, pour des raisons de sécurité et afin de limiter les nuisances sonores, les activités industrielles, dont les chantiers navals de Lyon particulièrement actifs après 1850, se sont regroupées dans le sud de Lyon, dans le quartier de la Mouche, quartier qui existe toujours, coincé entre le Rhône à l’Ouest, la Guillotière-Jean Macé au Nord et Gerland au Sud. 

Au début du XIXème, ce secteur est une zone de marais alimentés par les bras du Rhône appelés "mouches", d’où son nom. Leur assèchement et l’endiguement du Rhône laissent la place à de vastes étendues très rapidement colonisées par l’activité industrielle naissante et florissante. La Halles des Abattoirs Tony Garnier en est le bâtiment emblématique. Certains anciens bras semi-morts du Rhône aussi appelés « lônes » sont utilisés pour la construction navale à l’abri de la violence du fleuve. Ainsi au nord du quartier de la Mouche, l’ancien lit du Rhône délimitait la lône Bechevelin où s’était établit le premier chantier naval lyonnais vers 1839. Cette zone fut aménagée grâce à la digue de la Vitriolerie qui n’est autre aujourd’hui que le quai Claude Bernard.

Plan de 1852 montrant l’emplacement de la Lône Bechevelin. 

Plan de 1852 montrant l’emplacement de la Lône Bechevelin. On y voit distinctement la mention « Chantiers des bateaux à vapeur ».
On y voit distinctement la mention « Chantiers des bateaux à vapeur »

A la fin des années 1850, Michel Félizat, le futur constructeur des bateaux-mouches achète des terrains bordant une lône plus au sud du quartier de la Mouche pour y implanter son chantier qui construira les bateaux de la Compagnie des Mouches. Il semblerait que la zone en question possédait déjà quelques infrastructures navales. Félizat y développe son entreprise nouant des associations avec ses concurrents et néanmoins collègues pour faire face à la demande comme on le verra plus loin. 

Pourtant, loin d’être l’entrepreneur à succès qu’il semble être, il doit faire face dès le début des années 1870 à des difficultés financières qui le poussent à céder une partie de ses terrains avant de tout revendre à un confrère (Jean Bonnardel) en 1881. Au XXème siècle, abandonnée puis comblée par l’entreprise de BTP (Borie) l’ayant racheté, la Lône Félizat devient un bidonville qui sera le plus grand de la région après-guerre. Selon l’historien et sociologue Olivier Chavanon et l’anthropologue Frédéric Blanc de l’université de Savoie Mont Blanc dans leur documentaire « Baraques, villages nègres et bidonvilles), il n’y avait « presqu’aucun point d’eau, pas d’électricité, les conditions de vie étaient terribles ». 

Bidonville de la lone Felizat

LES BATEAUX-MOUCHES LYONNAIS A LA CONQUETE DE PARIS

Mais si le terme de bateau-mouche a traversé les siècles et est aujourd’hui l’un des must-do pour les touristes du monde entier, c’est essentiellement dû à leur utilisation sur le bassin de la Seine. En effet, à l’occasion de l’exposition universelle de 1867 de Paris les premiers bateaux-mouches font leur entrée dans la capitale. Ce nouvel épisode de l’histoire des bateaux-mouches fera l’objet de notre prochain article.

Un bateau-mouche à Paris, le 17 janvier 1914 (source : Gallica BnF)
Un bateau-mouche à Paris, le 17 janvier 1914 (source : Gallica BnF)