JOANA VASCONCELOS AU MAMCS DE STRASBOURG : I WANT TO BREAK FREE. SUIVEZ LE GUIDE !

JOANA VASCONCELOS AU MUSEE D'ART MODERNE ET CONTEMPORAIN DE STRASBOURG : I WANT TO BREAK FREE. SUIVEZ LE GUIDE !

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

On pourrait vous dire qu’elle a été la première femme artiste à faire Versailles au même titre que des pointures masculines comme Jeff Koons, Xavier Veilhan, Takashi Murakami, Giuseppe Penone, Anish Kapoor ou Olafur Eliasson. On pourrait aussi vous dire qu’elle a été la première femme à faire une exposition solo au Gugenheim. On pourrait ajouter qu’elle a été la première artiste femme portugaise à représenter son pays à la biennale de Venise. On pourrait dire tant de choses sur Joana Vasconcelos, cette incroyable artiste de la scène contemporaine internationale, qu’on ne sait pas vraiment par quoi commencer.  Alors faisons surtout… envie. 

Nous avons la chance à Strasbourg d’accueillir cette fan-tas-ti-que artiste au Musée d’Art Moderne et Contemporain pour une exposition intitulée « I want to break free ».  Et quand on a cette chance, on ne la laisse pas passer. Car avec Joana Vasconcelos, on accède à un univers artistique coloré, magique qui séduit immédiatement. Puis ensuite, il y a un vrai message. Avec elle, la compréhension de la proposition artistique est à portée de main. Il suffit de donner quelques pistes et tout à coup l’œuvre s’éclaire, devient intelligible et cette compréhension en magnifie l’esthétique en elle-même déjà éblouissante.

Alors « Let’s break free », accédons à cette liberté que nous recherchons tous, dépassons notre condition, affranchissons-nous, car c’est bien là le message que chantait Freddy Mercury en 1984. Et comme il le faisait dans son clip, entrons dans la maison que Joana Vasconcelos nous propose et découvrons ce qui se cache derrière chacune des portes de sa proposition. 

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Et pour mener à bien cette découverte, je vous propose trois clefs données par l’artiste elle-même avec qui nous avons eu le bonheur (et je pèse mes mots) de visiter l’exposition. 

  • Le Portugal : Joana Vasconcelos est certes née à Paris en 1971 mais au retour de la démocratie au Portugal en 1974, ses parents exilés politiques rentrent au pays. Joana Vasconcelos montre un attachement profond au Portugal, à son histoire, à sa culture et à son patrimoine, artisanal en particulier.
  • La musique : la musique est omniprésente dans l’œuvre de l’artiste que ce soit de la musique pop (la Walkyrie exposée dans la nef du MAMCS s’appelle Material Girl en référence à la chanson de Madonna) ou de la musique traditionnelle (ce sont trois chansons de la diva du Fado, Amalia Rodrigues, qui accompagnent la lente rotation du « cœur indépendant rouge »,  Coraçao independente vermelho) dans l’une des dernières salles de l’exposition. 
  • Son expérience personnelle : si certains artistes refusent qu’on fasse une lecture personnelle de leur œuvre, Joana Vasconcelos, elle, lie directement son travail à sa vie. On le verra entre autres sur Strangers in the Night (2000) et Deslunado (2014).

 

Mais entrons dans la première salle qui a le mérite de proposer à la fois une œuvre extrêmement connue , Betty Boop, 2010  et des œuvres peu exposées mais au moins aussi importantes Esposas, 2005, Menu do Dia, 2001, Flores do Meu Desejo, 1996/2010 et Big Booby #4, 2018.

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Betty Boop est une chaussure gigantesque composée de 350 casseroles et couvercles en acier inoxydable de la marque @Silampos. Nous sommes clairement dans l’évocation de la femme objet,dans l’opposition femme privée // femme publique, la ménagère et la glamour girl. Betty Boop fait partie d’une série de chaussures. On avait ainsi vu Marilyn, 2011 à Versailles dans la Galerie des Glaces, paire d’escarpins à talon haut. Ces chaussures se retrouvent encore actuellement au musée Guggenheim de Bilbao pour l’exposition solo de Joana Vasconcelos « I’ll be your miror ». Les œuvres portent le nom de femmes : Cinderella (Cendrillon), Dorothy (le magicien d’Oz), Carmen Miranda (actrice et chanteuse portugaise de la 1ère partie du XXème siècle surnommée la « bombe brésilienne"), Marylin, Betty Boop, incarnant de façon éminente la féminité. Cinderella, la première de ses chaussures, est peut-être la seule qui porte en elle-même le double message de Joana Vasconcelos : elle est en effet la femme au foyer qui se sublime en icône de l’amour.

Au fur et à mesure de l’exposition, vous vous apercevrez que Joana Vasconcelos travaille beaucoup sur l’accumulation de matériau (ici les casseroles, dans Esposas - les liens, dans Fleurs de mon désir - les plumeaux, dans Menu du Jour – les fourrures et les réfrigérateurs, dans cœur indépendant rouge – les couverts en plastique…) En cela elle s’inscrit dans la descendance des nouveaux réalistes (mouvement né dans les années 60), c’est-à-dire ces artistes pour lesquels l’objet devient support, matériau. Certains artistes peignent sur une toile avec de la peinture, sculptent la pierre. Les nouveaux réalistes et leur postérité utilisent des objets de tous les jours comme matière de base de leurs œuvres. On peut citer César, l’auteur du trophée du prix cinématographique portant son nom ou son alter ego Arman et ses accumulations.

Exposition de Joana Vasconcelos au Mamcs de Strasbourg

 

Au milieu de cette première pièce a été installée une œuvre extrêmement intéressante à plusieurs points de vue.  Tout d’abord parce que c’est une œuvre en deux temps, deux morceaux : les mannequins en mousse cerclés de lien autobloquants au milieu et sur le mur la photographie d’une des assistantes de Joana Vasconcelos entravée par ces mêmes liens. 

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

C’est cette photo qui a donné son titre à l’exposition du MAMCS « I want to break free » et on comprend pourquoi. Elle est aussi intéressante car c’est l’une des rares manifestations corporelles réelles de la femme dans l’œuvre de Joana Vasconcelos. Son travail a beau tourner autour de la place de la femme dans la société, elle y est très peu représentée en tant que telle. Elle est souvent symbolisée mais elle n’est que rarement présente. Esposas est intéressante à un troisième titre : la présence de l’homme. Artiste femme et féministe, Joana Vasconcelos ne désigne pas l’homme comme la source de l’asservissement de la femme, comme le mal incarné. Si vous regardez bien les mannequins, les hommes semblent même être retenus par les femmes, inversant en cela le lien de dépendance.

Quant au féminisme, nous lui avons posé la question : Joana Vasconcelos affirme qu’elle se retrouve assez bien dans les propos de la grande artiste Louise Bourgeois « Je suis une femme, je n’ai donc pas besoin d’être féministe. » C’est peut-être ce qui explique sa forme d’indifférence à la question du genre, le fait qu’elle ne stigmatise par l’homme. Enfin on ne saurait comprendre cette œuvre sans savoir qu’en espagnol « Esposas » désigne à la fois l’épouse et les menottes des policiers qui ont remplacé depuis quelques temps les bracelets d’acier par des collier de serrage en polyamide, ceux-là même utilisés par Joana Vasconcelos. Même en français, les mots bracelets ou colliers portent en eux-mêmes un signifiant fort.

 

C’est la deuxième fois que cette œuvre est exposée et on ne peut s’empêcher de penser à la censure dont Joana Vasconcelos a déjà fait les frais, Versailles en 2012 refusant d’exposer son œuvre « A Noiva – La mariée », imposant lustre de 6m par 3 dont les 25 000 pampilles ne sont rien d’autres que des tampons hygiéniques OB immaculés. 

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Quand nous lui avons posé cette question, Joana avoue que la censure est partout présente et pas seulement en France. Ailleurs en Europe, elle est beaucoup plus feutrée, plus discrète, les conservateurs se contentant généralement de dire « je préfère cette autre œuvre… » alors qu’en France il y a une plus forte communication au tour de l’art et les œuvres interdites font l’objet d’un large déballage. Pour preuve encore, le tapage autour du Domestikator de l’Atelier Joep Van Lieshout, refusé par le Louvre dans le cadre de la FIAC 2017. « Esposas » en évoquant les pratiques SM (sado-masochiste) est une œuvre à risque. Joana Vasconcelos a donc beaucoup aimé travailler avec Estelle Pietrzyk, la directrice du MAMCS pour sa grande liberté et la proposition très différente qu’elle offre de son œuvre à travers cette exposition.

Les deux œuvres suivantes de cette première pièce (Flores do Meu Desejo 1996-2010 fleur de mon désir - et Big Booby #4, 2018 – gros nichon), sont les deux œuvres les plus sexuellement explicites de l’exposition. Si vous avez d’ailleurs la curiosité de chercher Big Booby sur Google, vous constaterez par vous-même que les réponses sont quasi unanimement des sites de services pornographiques. Ce gros coussin accroché au mur du MAMCS n’est rien d’autre qu’un sein gigantesque. C’est un appel au toucher, au contact avec la douceur. (Et d’ailleurs n’hésitez pas à le caresser. Les œuvres de Joana Vasconcelos font appel à tous les sens dont celui du toucher). Mais cette douceur entre en contraste avec les crochets de boucher qui le maintiennent au mur. On est donc entre le désir et la viande, entre la douceur et la violence. En soi une allégorie du sexe. Le coussin/sein/manique (selon la propre expression de l’artiste) a été réalisé en crochet, l’une des grandes traditions nationales portugaises que l’on retrouve ailleurs (sur la Valkyrie dans la nef du MAMCS mais aussi sur différentes œuvres autour du thème de l’eau).

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Fleur de mon désir est une installation qui elle aussi appelle au contact. Constituée de dizaines de plumeaux lilas montés sur un treillis métallique, en permettant au visiteur d’entrer en elle cette œuvre évoque selon Joana Vasconcelos la relation avec le corps humain, la protection, le désir de contact et de faire partie de l’autre, de faire partie de l’art. Si on avait pu parler du « Vagin de la reine » au sujet du « Dirty corner » d’Anish Kapoor, ici il n’y a guère d’hésitation à avoir. C’est d’ailleurs particulièrement amusant de voir le comportement emprunté des hommes alors que femmes et enfants n’hésitent pas à pénétrer dans l’œuvre. Notez au passage qu’on retrouve ce plumeau dans le clip de Queen, tout comme toute une série d’éléments présents dans cette exposition.

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Menu do Dia est la 5ème et dernière installation de cette pièce. Constituée de réfrigérateurs et de fourrures, on est une fois encore dans la dualité ménagère à la maison et femme glamour. On retrouve des réfrigérateurs de différentes époques, un peu comme une exposition d’art ménager. Joana Vasconcelos convoque ici l’histoire du design, le besoin de faire retourner la femme au foyer, les années 60 avec les films de Jacques Tati (Mon Oncle en particulier) et la mise en absurde du modernisme. Mais elle rappelle aussi qu’au Portugal aujourd’hui encore, il n’est pas rare d’ouvrir un réfrigérateur et d’y trouver un vison car c’est le meilleur moyen de conserver sa fourrure.

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Passons à la salle numéro 2 qui contient deux œuvres : « Strangers in the night » et « Vista interior » toutes deux datées de 2000. Quand Joana Vasconcelos parle de "Strangers in the night", elle évoque immédiatement la genèse de l’œuvre alors qu’elle habitait près d’un bois où officiaient de nombreuses prostituées, « ces femmes qui ne sont pas reconnues comme femme », « qui sont effacées de la vie sociale », ces « femmes qui sont des objets ». Par cette œuvre, l’artiste a voulu à la fois leur donner de la visibilité, qu’elles apparaissent aux yeux des autres (d’où l’accumulation de phares qui éclairent la cabine comme les phares d’une voiture de police, d’une ambulance ou d’une fête foraine) et par ailleurs leur donner un lieu de travail protégé. Le choix de la chanson « Strangers in the night » relève une fois de plus de la dualité entre la réalité de la prostitution et l’archétype de la chanson d’amour qu’est ce classique de Frank Sinatra. Joana Vasconcelos souligne le fait que si on écoute bien les paroles de la chanson, tout n’est peut-être pas aussi glamour que cela semble l’être :

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

...Strangers in the night
Exchanging glances
Wondering in the night
What were the chances
We’d be sharing love….

On hésite entre Love Boat et Les Nuits Fauves.

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

A côté est installée une sorte de capsule temporelle, comme le condensé d’une maison portugaise : la salle de bain en bas, le salon au-dessus, puis la cuisine et enfin la chambre avec son dressing. On ne peut manquer d’y voir un lien voire un hommage aux fameuses cellules de Louise Bourgeois, ces petites pièces, ces cages grillagées dans lesquelles l’artiste atteinte de syllogomanie (syndrome conduisant à l’accumulation compulsive) semblait ranger son existence. Joana Vasconcelos qui partage de nombreux points communs avec la plus française des artistes new-yorkaises, ne s’en cache pas. Elle ajoute qu’à la fin des années 90, « tout le monde a voulu encapsuler le temps, la culture ». C’est l’époque où les musées (entre autres d’art moderne) fleurissent. Le MAMCS n’est-il pas lui-même le fruit de cette tendance, lui qui fête ses 20 ans cette année ? Raymond Waydelich, l’artiste alsacien qui représenta la France à la Biennale de Venise en 1978, n’enfouissait-il pas au pied de la cathédrale de Strasbourg « le caveau du futur » en septembre 1995 avec à bord de sa capsule temporelle 1000 objets dont des bouteilles de Coca-Cola et un disque de Roger Siffert, des préservatifs et la convention des droits de l’homme, et forcément un ballon du Racing Club de Strasbourg… ?

Pour Joana Vasconcelos, la prostituée et la femme au foyer qui vit dans sa banlieue, la femme publique (au sens de la femme pour tous) et la ménagère sont identiquement non reconnues, non visibles.  « I want to break free » est un appel à ce qu’elles se dépassent, qu’elles retrouvent leur visibilité à nos yeux et c’est pour cela que ces deux œuvres sont au centre de l’exposition.

Plus que le salon avec son canapé, la pièce suivante est la pièce de l’apparence publique. Les mots « public » (ce qui relève de la sphère sociale) et « privé » (ce qui appartient au domaine intime) ont beaucoup d’importance pour Joana Vasconcelos. Ils reviennent souvent dans sa bouche. Et cette pièce s’oppose frontalement à la pièce éminemment privée qui suit.

Trois groupes d’œuvres dans cette pièce :

  • Le mobilier
  • Les cheveux
  • Les cravates
Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Le mobilier est présent par deux œuvres : Brise 2001 et Deslunado 2004. Le canapé « Brise » symbolise le partage de l’espace avec ses amis. Joana Vasconcelos a pris au sens premier le motif fleuri et a ainsi transformé le tissu fleuri en tissu en fleurs. Elle donne vie au canapé comme le ferait une fée. Pour elle l’utilisation des fleurs dans les tissus est une particularité qu’on ne retrouve quasiment qu’en Europe comme si culturellement nous avions besoin d’apporter l’extérieur à l’intérieur. Œuvre à toucher mais aussi à sentir. Des boules de naphtaline ont été déposées et la beauté printanière du mobilier est contrebalancée par l’âcre odeur de goudron de la naphtaline, créant une dissociation entre ce que le visiteur voit et ce qu’il sent. Ce canapé nous questionne sur la notion d’apparence, sur l’opposition entre l’être et le paraître : en dépit de tous nos efforts, notre vie intime est -elle condamnée à sentir le renfermé, la naphtaline ?

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Au Portugal, le linge sèche aux fenêtres et quand on se promène dans les rues, si on lève les yeux, il n’est pas rare de tomber sur la lingerie de la voisine de droite ou le caleçon du voisin de gauche. En France, le séchage du linge se fait traditionnellement à l’abri des regards. Quand Joana Vasconcelos a emménagé en Espagne, elle a découvert que le linge séchait dans un passage étroit entre les murs de deux maisons. Ce passage appelé Deslunado est l’objet de cette autre œuvre qui mêle encore une fois privé et public. En y accrochant non pas du linge mais des petites lampes, elle transforme cet espace réduit obscur en espace de lumière. Les petites lampes utilisées qu’on retrouve à peu près identiquement partout en Europe symbolisent pour elle la part de luxe qu’on peut s’offrir. Comme elle dit elle-même, « c’est un peu de Versailles qui entre dans la maison ».

Une autre partie de cette pièce est consacrée aux cheveux, que ce soit Mise (2000), Choucroute (2018) tout spécialement créée pour le MAMCS qui entre en parfaite résonnance avec notre culture locale, ou Spin (2001). Les cheveux sont tout à la fois les symboles de la sensualité, de la beauté, du pouvoir. Ils sont aussi la dernière chose que la femme peut vendre pour subvenir à ses besoins. « Le cheveu est l’ultime pouvoir de la femme pauvre ». Nombre des perruques magnifiques que l’on trouve dans nos boutiques spécialisées sont fabriquées à partir des chevelures des femmes indiennes. Entre le cheveu naturel et la chevelure soignée le processus de transformation est violent et c’est cette violence que Joana Vasconcelos montre dans Spin. L’installation, à base de sèche-cheveux qui soufflent de l’air froid, décoiffe. Une fois encore le visiteur doit prendre part à l’expérience.

Dernier élément de l’apparence les cravates, mises en scène dans l’œuvre Airflow, 2001. Joana Vasconcelos a été contactée par un collectionneur de cravates qui souhaitait se séparer de sa collection. Il l’a conviée à venir choisir celles qu’elle désirait. Cet homme avait chez lui un meuble pour exposer ses cravates, toutes de grandes marques et quand il avait des invités chez lui à la fin du repas il racontait l’histoire de telle ou telle cravate, il montrait sa collection en expliquant leur rapport à sa vie. Quand Joana a commencé à choisir les cravates qu’elle désirait, il a systématiquement refusé arguant qu’il souhaitait conserver celle-là pour telle raison, celle-ci pour telle autre. Il était dans une totale incapacité de se séparer d’elles. Il a fini par s’habituer à l’idée et ce sont 108 de ces cravates organisées par époque et par thème qui se retrouvent sur Airflow. Dans cette œuvre les cravates sont mises en mouvement par des ventilateurs et une fois de plus Joana Vasconcelos joue les oppositions entre la cravate, pièce emblématique de l’uniforme masculin, symbole de l’ordre, et le côté débridé, frénétique du mouvement généré par les ventilateurs.

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Les cheveux, les tissus, l’apparence, ces éléments comptent pour Joana Vasconcelos, quand bien même ils ne montrent qu’une facette de la réalité. Et c’est ce qui frappe en premier quand on la rencontre. Ces longs cheveux sont impeccablement brossés, encadrant un visage chaleureux, les pointes tombant sur le col d’un long et sublime manteau signé Issey Miyake. Elle assume magnifiquement son rôle de femme publique.

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

La pièce suivante est une pièce d’eau ou plutôt la synthèse en un seul lieu de plusieurs pièces d’eau que sont la salle de bain, la cuisine et les toilettes. Pour Joana Vasconcelos, il s’agit des pièces les plus importantes de la maison avec un mobilier tout à fait distinctif destiné à l’utilisation de cette ressource rare qu’est l’eau. Ces pièces d’eau sont en effet une spécificité du monde occidental pour lequel l’eau n’est pas un bien rare alors que d’en disposer à volonté est en fait un privilège et un luxe. C’est pour cette raison que les mobiliers sont parés comme des vêtements de haute couture. D’ailleurs ce sont les mêmes techniques utilisées dans les grandes maisons de couture que l’atelier de Joana Vasconcelos emploie pour sublimer ici un évier, là une douche, ailleurs des lavabos ou des urinoirs : dentelles, broderies, sequins, perles, pierres, fils d’or. Les œuvres semblent ruisseler de richesses comme des cornes d’abondance.

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

A noter en particulier Purple Rain, 2017, deux urinoirs en céramique recouverts de crochet blanc et parme, fait main. Il s’agit bien entendu d’un hommage à l’un des plus célèbres Ready Made, de Marcel Duchamp (Fontaine, 1917 – urinoir en porcelaine). Le ready-made est un objet manufacturé que l’artiste détourne de sa fonction utilitaire en l’exposant tel quel dans un lieu qui de facto lui confère son statut d’œuvre d’art. 

Ce double urinoir est le signe que la maison est partagée par deux hommes. Joana Vasconcelos veut montrer que la famille contemporaine a changé. En les habillant de crochet blanc et parme, elle leur confère également une forme d’ambiguïté et joue une foi de plus sur les oppositions : force de la céramique / fragilité du crochet, masculinité de l’objet et féminité de cette seconde peau.

Enfin Purple Rain est une nouvelle référence à la culture pop de Joana Vasconcelos puisqu’il s’agit d’un des plus fameux titre et album éponyme de Prince, sorti en 1984. 

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Passons maintenant à la pièce suivante qui ne contient qu’une seule œuvre : Caroçao Independente Vermleho, 2005 – cœur indépendant rouge. Cette œuvre fait référence a deux éléments forces de la culture traditionnelle portugaise : le cœur de Viana et le filigrane. Le cœur de Viana est l’un des symboles du Portugal au même titre que le coq. Il trouve son origine dans la ville de Viana do Costello, dans le nord du Portugal. Il représente la dévotion au culte du Sacré Cœur de Jésus. Formé d’un cœur surmonté de volute de flammes, il évoque l’amour débordant du Christ. La joaillerie portugaise s’est emparée de ce symbole via l’art millénaire du filigrane, technique dans laquelle de fins fils d’or ou d’argent sont entrelacés et soudés pour constituer une fine dentelle d’orfèvrerie. Joana Vasconcelos a détourné cette technique en l’appliquant à des couverts en plastique étirés à la flamme, s’échappant ainsi du contexte traditionnel du luxe. Le cœur indépendant rouge est ainsi constitué de 5000 couverts en plastique rouge. Notez que les couteaux, agressifs, sont tournés vers l’extérieur du cœur.

Ce cœur est d’une incroyable force évocatrice. Qu’il soit fait d’or ou de plastique importe peu. Il transcende la frontière entre le luxe et la culture populaire. On reste subjugué par cette pièce monumentale et magnifique qui tourne inlassablement sur son axe comme pour symboliser le cycle de la vie. Cette lente rotation est accompagnée par la voix déchirante d’Amalia Rodriguez dont Joana Vasconcelos nous fait entendre 3 chansons :

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

L’avant-dernière œuvre, dans la pièce suivante, War Games 2011, est une œuvre qui trouve son origine dans une commande de l’UNICEF qui n’a au final pas abouti. Joana Vasconcelos a recyclé l’idée et sa première voiture offerte par son père, une Morris Oxford modèle VI. Comme souvent dans les œuvres de Joana Vasconcelos, on retrouve une dualité, ici entre la violence de l’extérieur (les carabines, les lumières rouges clignotantes) et la douceur de l’intérieur (les peluches). Nos enfants sont-ils si bien protégés que cela dans l’habitacle de nos véhicules ? Mais le message est plus profond car il s’agit de nous interroger sur la violence que nous diffusons à nos enfants par l’intermédiaire des jouets dont nous leur faisons cadeaux. Dans un monde en guerre perpétuel, ne portons-nous pas une part de responsabilité en habituant dès leur plus jeune âge nos enfants à la violence ? N’est-il pas temps de désarmer nos enfants ?

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Pour terminer, Spot me, 1999 : une guérite en bois avec miroirs. Cette guérite est un des éléments représentant l’histoire sombre du Portugal puisque lors de la dictature elle était présente partout dans les villes pour en garder les entrées, les bâtiments administratifs, etc. Plus tard, elle servit également de point de vente pour les matchs de football. Quand l’état décida d’en débarrasser les villes et les villages comme pour effacer un mauvais souvenir, Joana Vasconcelos voulu en acquérir une. Mais au Portugal, on ne peut acheter un bien d’état. On ne peut qu’en devenir responsable. Joana Vasconcelos est encore aujourd’hui étonnée du nombre de documents administratifs qu’elle dû signer pour pouvoir disposer de cette guérite.

La multitude des miroirs à l’intérieur renvoie évidemment une question sur la responsabilité personnelle et en cela fait écho à War Games. Elle transforme aussi ce symbole de la dictature militaire en une sorte de cabine d’essayage jouant là une fois encore des oppositions, entre violence et confort, mais aussi masculinité et féminité et encore sexualité et liberté. C’est bien évidemment toujours une invitation à entrer dans l’installation, à expérimenter l’œuvre et se faisant à la transformer et à la faire vivre pour les autres visiteurs de l’exposition.

Joana Vasconcelos au MAMCS pour l'exposition I want to break free

Enfin, cette exposition est gardée dans la nef par une gigantesque Valkyrie, un peu moins grande que celle initialement prévue en raison de la capacité du bâtiment à soutenir le poids d’une telle œuvre même si les billes de polystyrène des premières valkyries ont été remplacées ici par un système de soufflerie qui permet de la maintenir gonflée. Cette Valkyrie fait partie d’une grande famille. On se souvient de Mary Poppins installée dans l’Escalier Gabriel de Versailles, de celles présentes dans la Galerie des Batailles (Royal Valkyrie, Golden Vallkyrie ou Valquiria Enxoval-Valkyrie trousseau), de la gigantesque Valkyrie Octopus à l’hôtel MGM de Macau (34 mètres de long pour 20 mètres de haut pour 23m de long et 5 de haut pour celle du MAMCS). Elle porte le nom d’une chanson de Madonna sortie en 1984 : Material Girl. Joana Vasconcelos porte une véritable admiration pour la chanteuse qu’elle qualifie de Valkyrie de notre temps. Fait notable, cette Valkyrie est la seule qui est en contact avec le sol, établissant une connexion avec la réalité, avec le présent. Nous ne sommes plus dans la légende nordique ou dans l’opéra wagnérien. La nouvelle femme doit prendre possession de son temps.

 

Vous l’avez compris, « I WANT TO BREAK FREE » est à voir absolument : pour l’émotion qu’elle procure, pour la conception de notre monde qu’elle véhicule. Dans une interview à DW TV, Joana Vasconcelas disait « Je ne travaille pas avec les objets. Je travaille avec les idées. » C’est ce chemin de l’idée à l’objet et de l’objet à l’idée que nous vous invitons à découvrir au Musée d’Art Moderne de Strasbourg. 

Et au MAMCS, trois autres expositions sont également à découvrir :

  • In the air we share du collectif FAILE qui a pris possession des murs extérieurs du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg
  • EXPERIMAMCS : une exposition pour mieux comprendre la scénographie d’un musée
  • Joyeuses Frictions : nouvelle présentation d’un certain nombre d’œuvres majeures de la collection permanente du MAMCS avec le désir de faire entrer en résonance des œuvres qui sont rarement exposées ensemble