Le cinéma est né en Alsace !

Pour clôturer sa 125e saison, le théâtre alsacien de Strasbourg nous fait revivre les débuts du cinéma en Alsace. Une aventure racontée sous forme d'opérette, avec son lot de commérages de village, d'humour grinçant, de rebondissements, d'envolées lyriques et d'amoureux éconduits. Une façon de rappeler que le cinéma muet permettait déjà de tant exprimer.

La première scène s'ouvre sur la projection de films muets d'une troublante authenticité. Et pour cause : ces petites scénettes ont été tournées par les premiers sociétaires du théâtre alsacien de Strasbourg, en 1912. On y voit un homme couper du bois puis recevoir une invitation des mains du facteur. Le couple s'endimanche, les femmes mettent leur coiffe et tout ce beau monde grimpe dans une voiture à cheval, direction : la ville. Ces pellicules, Philippe Ritter, président du théâtre alsacien de Strasbourg et auteur de la pièce, les a retrouvé dans les archives de l'institution née à la fin du XIXe siècle. « De voir ainsi jouer les fondateurs du théâtre, parmi lesquels Adolphe Horsch, premier comédien à jouer les pièces de Stosskopf, j'en ai eu la chair de poule », confie-t-il. Tout de suite lui vient l'idée de leur redonner vie, en les faisant monter sur scène, en 2023.

Un cinéma rural et populaire

« Im Kines » / « Au cinéma » nous replonge dans ces années folles du cinéma populaire et rural, quand le projectionniste itinérant posait son cinématographe dans les salles de bal, comme le colporteur venait auparavant disséminer ses gazettes. On voit les villageois rire des premières petites scénettes ou s'extasier devant les nouvelles stars de Paris ou d'une petite ville américaine du nom bizarre de « Hollywood ». L'une d'elle retient en particulier l'attention de l'assistance : la « Grande Jeanne », devenue égérie du cinéma français aux États-Unis.

Certains reconnaissent en elle une ancienne voisine. Est-ce bien la petite « Jeannele », dont les parents ont quitté le village plusieurs années auparavant ?

L'émotion monte d'un cran quand Jules, le projectionniste, annonce aux villageois que la « Grande Jeanne » a prévu de revenir dans sa région natale pour y tourner un film. On se précipite pour préparer une belle réception en son honneur. Mais comment aborder la jeune actrice promise à une grande carrière à travers le monde ? Se souvient-elle seulement de ses anciens voisins et amis ? Au milieu de cette effervescence, seul Marcel, le propriétaire du café, garde son calme. Il la connaît bien, la petite « Jeannele », et son cœur bat toujours très fort pour elle. Mais si son ancienne amoureuse ne venait pas seule ?

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Jeanne Helbling, des feux de la rampe à la Résistance

La « Grande Jeanne » a réellement existé. Jeanne Helbling, de son vrai nom, est née à Thann (Haut-Rhin) en 1903. Ses parents s'installent ensuite à Paris et c'est dans la capitale qu'elle débute au cinéma, en 1920 ; d'abord comme figurante puis comme comédienne dès l'année suivante. Elle tourne alors régulièrement à Paris, Berlin et Hollywood, des films muets tout d'abord, puis sonorisés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s'engage dans la Résistance et héberge résistants et alliés. Elle tournera deux derniers films en 1945 et 1946, avant d'épouser un américain d'origine française, Henri Garin, avec lequel elle s'installe définitivement aux États-Unis, mettant un terme à sa carrière. 

Ne dites pas comédie musicale, mais opérette

Les « Singspiel » ou opérette en français sont un genre traditionnel et pourtant méconnu du théâtre alsacien. Ce dernier, né à la fin du XVIIIe siècle et développé au XIXe siècle, a en effet essentiellement été porté par des troupes amateurs, issues le plus souvent de chorales paroissiales. Les comédies sont toujours l'occasion de critiquer la société de l'époque mais aussi de vanter les qualités de l'âme alsacienne, faite de dialogue entre différentes communautés qui préfère valoriser leurs points communs plutôt que ce qui les sépare. Leur version chantée, plutôt réservée ces dernières années au traditionnel conte de Noël, revient en force avec cette opérette dont le livret a été écrit par Philippe Ritter et la musique confiée à deux jeunes compositeurs, Arnaud Mehn et Thibaut Lécluse. Tous les registres y passent, du cabaret au jazz et de la musique folklorique au chant lyrique. 

L'occasion pour les deux musiciens, connus sur la place strasbourgeoise pour leurs musiques suaves, d'un petit retour aux racines. S'ils maîtrisent l'allemand, aucun des deux n'est en effet dialectophone ; or les accents toniques peuvent diverger d'une langue à l'autre. L'adaptation de leur musique aux textes de Philippe Ritter a ainsi dû faire l'objet de quelques petits arrangements. « Je me suis retrouvé petit, face aux expressions de ma grand-mère », confie ainsi Arnaud Mehn.

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L'histoire d'une renaissance

Dans ce qui s'apparente à une véritable ode alsacienne au cinéma, les solistes Christophe et Magali Welly sont soutenus d'une seule voix par les comédiens amateurs du théâtre alsacien, transformés pour l'occasion en véritable chœur. « Écrire pour une chorale s'est révélé très plaisant. L'autre intérêt de ce Singspiel est de pouvoir donner un rôle à chaque sociétaire du théâtre, là où une pièce « standard » fait intervenir moins de dix comédiens », note Philippe Ritter. Une énergie est clairement palpable sur scène. 

Il faut dire que la production du Singspiel « Im Kines » revient de loin. Inscrite au programme de la saison 2020-2021, l'opérette a dû être sacrifiée à l'autel de la covid. Il a fallu reprendre le travail à zéro, qu'il s'agisse des contacts avec les compositeurs et les solistes ou de la formation de la troupe... Une renaissance, pour un théâtre plus que centenaire.

La « Grande Jeanne » est de retour dans son village natal. Comment faire pour l'y retenir ? © Théâtre alsacien de Strasbourg
La « Grande Jeanne » est de retour dans son village natal. Comment faire pour l'y retenir ? © Théâtre alsacien de Strasbourg

À noter pour les non-dialectophones, le spectacle joué en alsacien est entièrement surtitré en français.

Auteure : Nathalie Stey

A propos de l'auteure

Journaliste indépendante amoureuse de l'Alsace, Nathalie Stey a animé pendant 20 ans une revue professionnelle consacrée au transport fluvial et basée à Strasbourg. Elle a depuis élargi son spectre et assure aujourd'hui la correspondance en région pour le journal Le Monde et Le Mensuel éco Grand Est, tout en restant fidèle au secteur de la voie d'eau qu'elle s'attache à faire découvrir. 

« Im Kines »

Opérette écrite par Philippe Ritter, sur une musique d'Arnaud Mehn et Thibaut Lécluse.
Mise en scène : Bernard Kolb
Solistes : Christophe Welly (Marcel) et Magali Welly (Jeanne).
Avec la participation du groupe folklorique « D’Kochloeffel » de Souffelweyersheim.
Le dimanche 2 avril 2023 à 14h00 et 17h30, et les 3, 4 et 5 avril 2023 à 20h00,
sur la scène de l'Opéra national du Rhin à Strasbourg.
www.theatre-alsacien-strasbourg.fr