L'Industrie Magnifique : quand ville, art et industrie se rencontrent

Alors que l'exposition L'Industrie Magnifique A disparu du paysage strasbourgeois, nous avons interrogé le galériste frédéric Croizer sur le regard qu'il porte sur cette initiative qui vise à rendre l’art contemporain accessible au plus grand nombre, tout en mettant le savoir-faire industriel de la région au cœur de l'espace public. Demain, qu'en restera-t-il ?
 

Frédéric Croizer a ouvert la galerie Radial il y a 11 ans, après avoir envisagé de faire de ses locaux, quai de Turckheim, de simples bureaux. Mais sa passion pour l'art, et l'art abstrait en particulier, a fini par l'emporter. Il travaille en majorité avec des artistes « radicaux », dans la sculpture essentiellement, mais aussi la photographie, pourvoyeuse de moments de respiration. Son fil rouge : retrouver le geste de l'artiste dans son œuvre. Il privilégie ainsi les plasticiens qui expérimentent et n'hésitent pas à développer leurs propres processus, dans des œuvres de grandes dimensions. Des pièces qu'il lui est, paradoxalement, difficile d'exposer dans sa galerie aux dimensions sommes toutes réduites. Des pièces qui tirent leur intérêt du processus industriel qui a permis de les forger ; elles sont le résultat d'échanges, d'imaginaire et de techniques entre des mondes qui, de prime abord, ne se côtoient pas. Dans certains cas, l'usage des techniques et des équipements de l'entreprise est détourné par le travail artistique, ce qui permet à cette dernière d'acquérir de nouveaux savoir-faire.

Votre activité vous amène à être en contact étroit non seulement avec les artistes, mais également avec le milieu industriel. Pensez-vous que ces deux mondes se « parlent » suffisamment aujourd'hui ?

L'essence de mon métier de galériste est de conseiller les entreprises dans leurs acquisitions, de créer des rencontres et de faciliter les relations entre deux mondes qui ne parlent pas le même langage. Il faut à la fois trouver une entreprise qui soit intéressée par la production type d'un artiste, et un artiste qui soit intéressé pour travailler avec telle ou telle entreprise. L'exposition n'est qu'un prétexte, qui permet de mettre l'accent sur une part du travail de l'artiste et de développer la curiosité du client.
Je travaille beaucoup avec la Suisse, l'Allemagne, le Luxembourg ou encore la Belgique. Dans ces pays, les entreprises achètent beaucoup plus d'œuvres d'art que ne le font les entreprises françaises. Au-delà de l'action de promotion, c'est une façon de créer du lien avec les salariés et les clients, de défendre la place de l'entreprise dans la société – comme le font nos enseignes régionales et nationales dans le domaine sportif. Pour cela, l'art est un excellent vecteur. Que l'œuvre plaise ou non, la démarche est valorisante. L'Industrie Magnifique vise à développer cette même culture ici, en France.

L'oeuvre Yes, No, Perhaps devant le Palais Rohan à Strasbourg
L'oeuvre Yes, No, Perhaps, exposée sur la terrasse du Palais Rohan

Vous-même travailliez dans un environnement souvent confidentiel. Pensez-vous que l'art contemporain ait sa place dans l'espace public ?

L'Industrie Magnifique nous montre au contraire comme l'action dans l'espace public est importante. Dans chaque ville, il y a des œuvres d'art qui, au moment de leur installation, ont choqué et questionné, pour finalement faire partie du patrimoine. Les œuvres d'art enveloppent spatialement l'environnement dans lequel on est, comme un repère. Au bout d'un moment, les gens ne les voient plus et pourtant, si elles sont un jour déplacées, leur présence manque aux passants. Au-delà, c'est un supplément d'identité pour les municipalités. Qui pourrait encore imaginer Chicago sans son haricot géant (Cloud Gate d'Anish Kapoor 2004-2006) ?

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Le problème est qu'en France, le public manque de simplicité. Les gens ne se sentent pas légitimes pour donner un avis sur une œuvre. Pourtant, il n'est pas nécessaire d'avoir fait des études d'art pour apprécier l'art contemporain. Ce n'est pas non plus une question de moyens. Il faut avant tout de la curiosité ! Parce que derrière une œuvre, il y a un artiste, et quelque chose qui se transmet. C'est en cela que LIM est une démarche intéressante, parce qu'elle permet aux gens de voir des choses qu'ils n'iraient pas voir spontanément.
Mais pour que cette démarche fonctionne, il faut compter sur une émulation et s'inscrire sur le long terme. Pour cela, il est important qu'après avoir avoir été exposée dans l'espace public, les œuvres disparaissent. Vont-elles nous manquer, alors que l'on s'en était passé jusque-là ? Cette question interroge notre rapport à l'art. À quoi sert-il ? Simplement à apprécier la présence d'une œuvre...

Quels sont vos coups de cœur pour cette édition 2021 ?

Le choix est difficile, mais je dirais en première lieu l'installation « Portée aux nues », réalisée par la plasticienne Bénédicte Bach pour les Tanneries Haas, et bien placée à deux pas de la cathédrale. Son œuvre illustre bien le travail de collaboration existant entre l'artiste et l'entreprise, qui se traduit par l'utilisation du matériau fabriqué par l'usine pour créer une œuvre d'art », estime le galériste. Il y a aussi les deux écrans-miroirs « Yes:No, Perhaps » du collectif Lab[au], avec le soutien du groupe Hager, pour le côté technologique de l'œuvre et sa dimension monumentale, parfaitement adaptée à la taille du site qu'elle occupe, la terrasse du Palais Rohan.
Par rapport à la première édition de LIM, la participation des entreprises s'est fortement développée cette année. J'espère que cela va donner envie à davantage d'industries de s'engager, y compris celles issues de secteurs qui n'ont pas de rapport naturel avec l'art. Il faut susciter leur curiosité. Quant aux participants, cette nouvelle édition doit les amener à évoluer dans leur vision de l'art, des artistes et des galéristes, à se détacher de la seule communication pour privilégier la démarche artistique, les échanges entre l'artiste et l'entreprise et ses salariés, où chacun peut apporter quelque chose aux autres.

L'ouverture de LIM ressemble un peu à un printemps de la culture, après de longs mois d'hiver et de restrictions. Comment vous organisez-vous de votre côté ?

Jusqu'il y a peu, l'organisation d'un vernissage pour marquer le démarrage d'une exposition était exclu du fait de la situation sanitaire. J'avais trouvé un pis-aller en transformant le vernissage de la dernière exposition photo "silences et chuchotement" d'Estelle Lagarde en « portes ouvertes ». Du coup les visites de l'exposition pouvaient être étalées sur une journée et au-delà. Les gens réservaient leur passage, ce qui permettait d'assurer une visite individuelle. Le 17 juin prochain marquera le retour à la normalité, avec le vernissage à la galerie Radial de l'exposition de Michel Cornu, « Présence insoupçonnée ». Ce même weekend sera aussi animé par le Strasbourg Galeries Tour, l'organisation de portes ouvertes au sein d'un réseau de 17 galeries d'art strasbourgeoises, créé l'an dernier pour inciter les habitants à retrouver le chemin des artistes. Parmi ces 17 galeries, pourront être visitées l'Aedaen Galery, la Galerie Art'Course  ou encore la Galerie La Pierre Large. Normalement, chaque galerie est un électron libre, avec sa propre identité, chacun défendant ses artistes. Mais cet échange a permis de briser la glace. Lors de la première édition, l'an dernier, l'évènement avait donné l'occasion aux gens d'aller voir des artistes vers qui ils n'iraient pas de premier abord.

Tout savoir sur L'Industrie Magnifique : https://industriemagnifique.com/edition-2021/

Recueilli par Nathalie Stey

 

A propos de l'auteure

Journaliste indépendante amoureuse de l'Alsace, Nathalie Stey a animé pendant 20 ans une revue professionnelle consacrée au transport fluvial et basée à Strasbourg. Elle a depuis élargi son spectre et assure aujourd'hui la correspondance en région pour le journal Le Monde et Le Mensuel éco Grand Est, tout en restant fidèle au secteur de la voie d'eau qu'elle s'attache à faire découvrir.