L’art des fous : le seul véritable art ?

Plongée émouvante dans un art obsessionnel et sans filtre, à l’exposition Art brut, au musée Würth à Erstein.

Amateurs d’art impressionniste ou académique, passez votre chemin... L’art sort parfois de tout chemin connu et de toute école. Il apparaît à la marge d’un monde neuf et incognito : il est alors de l’art pur, « brut », tel que l’avait qualifié l’artiste collectionneur Jean Dubuffet. C’est à la découverte de cet art surprenant, sans filtre ni code, mais à haute valeur émotionnelle, que convie la nouvelle exposition du musée Würth à Erstein : « Art brut, dialogue singulier avec la collection Würth ». 

Batorama - Art Brut Musée Würth
Fier de sa technique de points en reliefs de peinture, l’artiste disait peindre 1500 points par heure.

Euthanasiés

Suivons le guide dans cette rencontre d’histoires souvent dramatiques. Car tout être jugé « fou », « aliéné » ou « différent » au XIXème siècle et pendant encore une bonne partie du XXème siècle était expédié en asile. Pire : sous le nazisme, ces personnes étaient les victimes du programme T4 qui euthanasiait les êtres jugés inutiles. Or c’est bien de ces personnes qu’il est question à l’origine de l’art brut. 
De nombreux dessins restés anonymes ont constitué les collections de médecins du début du XXème siècle qui s’intéressaient à ces pathologies, tels le docteur Auguste Marie, en France, ou le psychiatre et historien Prinzhorn en Allemagne. Déjà, ces derniers avaient étudié la production plastique de personnes qualifiées de schizophrènes. 

Heureux face au Führer

« Les médecins ne sont pas les seuls à s’y intéresser : les artistes surréalistes aussi », précise la guide, raison pour laquelle le tableau Miroir, tête, œuf et poisson (1925) de Max Ernst est exposée en regard. « L’artiste allait régulièrement voir les internés de l’asile de sa ville. » En face, lui répond une aquarelle sur papier, Tête ornementale, de l’Allemand Paul Goesch, lequel, « ayant sombré dans la folie, mourut dans le cadre du programme T4 ». Son œuvre n’est pas sans évoquer certaines peintures de l’artiste Emil Nolde, d’ailleurs lui aussi exposé. 
Theodor Wagemann, un autre malade, peuplait ses œuvres de représentations d’Hitler. « Quand on lui demandait pourquoi il représentait le Führer toujours souriant, il répondait : Quand les gens le voient, ils ont l’air heureux », explique la guide. Imparable logique.

Batorama - Art Brut Musée Würth
Les artistes s’inventent des mondes fantastiques et des bestiaires imaginaires.

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Musée-mausolée

Le visionnaire Jean Dubuffet fustigeait la « brigade d’intellectuels de carrière qui se singent tous merveilleusement » et voyait dans les musées des « mausolées ». Alors que selon lui, l’art brut était produit par des artistes ne créant que pour eux, puisant seulement en eux-mêmes. 
Telle l’artiste Aloïse Corbaz, dont on a retrouvé 14 mètres de rouleaux de papier couverts de dessins de personnages aux énormes yeux bleus. La destinée de cette éternelle romantique n’est pas banale : « Tombée amoureuse d’un prêtre défroqué, elle a été expédiée par sa famille comme servante à la cour de l’empereur Guillaume 2. Là, elle s’est prise de passion pour l’empereur d’Allemagne, avant de passer le reste de sa vie internée en Suisse où elle a peint de manière obsessionnelle : partout et sur tout support, elle peignait ses personnages aux grands yeux bleus. Ceux de Guillaume 2. » 

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Enfermée dans un institut en Suisse, Aloïse Corbaz peignait sur tout support des personnages aux grands yeux bleus : ceux de Guillaume 2.

Cocons ficelés

Remarquables sont les dessins à la mine de plomb de Willem van Genk qui crayonne compulsivement des paysages urbains sur la toile, manière de contrôler son propre monde. Très énigmatiques sont les 15000 pages d’Henry Darger, homme de ménage vivant seul à Chicago et décédé en 1972, retrouvées chez lui à sa mort. Elles racontent les aventures de sept fillettes en petites robes – qui sont en réalité des petits garçons -, étrangement identiques. 
Ainsi s'égrènent les vies parfois dramatiques de ces artistes hyper sensibles qui ressentaient le besoin irrépressible de créer. Signé par l’Américaine Judith Scott, le gros cocon de fils de laine enroulés très serrés est à lui seul évocateur de ces tragédies. 
« Enfant trisomique, elle fut placée en institut pour ne pas perturber le développement de sa sœur jumelle. Ce n’est que lorsqu’elle fut âgée de 40 ans que fut repérée sa surdité... » Comment dès lors s’étonner qu’après la découverte d’ateliers d’art-thérapie, cette femme ait reproduit à l’infini de tels cocons…

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Signé par l’Américaine Judith Scott, le gros cocon de fils de laine enroulés et très serrés évoque l’enfermement dans sa trisomie et sa surdité.

Voix intérieure

D’art brut ont aussi été qualifiées les œuvres d’artistes dits médiumniques, c’est-à- dire soi-disant inspirés par une voix intérieure. « Ces artistes singuliers sont des gens insérés socialement, créant des mondes et des bestiaires fantastiques, voire obsessionnels. » Ainsi Fleury-Joseph Crépin à la foi peu banale. 
« Une voix intérieure lui ordonne de peindre 300 tableaux, mission au terme de laquelle la Seconde Guerre mondiale s’arrêterait. Le dernier a été terminé...le 7 mai 1945. » En revanche, il devait encore peindre 45 « tableaux merveilleux » pour garantir la paix, mais mourut au 43e. 
La visite se poursuit ainsi entre considérations psychiatriques, histoires personnelles traumatiques et art inattendu, et on aimerait qu’elle dure bien plus d’une heure tant elle est passionnante.

Batorama - Art Brut Musée Würth
Dans le monde merveilleux de ce théâtre miniature en coquillages.

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Virginité et enfermement

Si l’art brut a été à ses débuts assimilés à l’art des fous, Jean Dubuffet a établi que ce n’est pas la folie en soi qui donne sa valeur à l’œuvre, mais la force d’expression et l’extrême nouveauté qui la constitue. En 1945, il qualifie d’« art brut » une expression artistique répondant aux critères précis qu’il a observés : virginité culturelle, marginalité sociale, isolement voire enfermement physique ou mental, anticonformisme et singularité, désintéressement, inventivité foisonnante, côté obsessionnel voir maniaque dans l’œuvre, souvent déclenchée par un accident de la vie ou dès la naissance pour certains. 
Dans son texte L’art brut préféré aux arts culturels, le peintre collectionneur d’art brut s’engageait : « Le vrai art est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. »

Auteure et photos : Lucie Michel

« Art brut, dialogue singulier avec la collection Würth », au musée Würth à Erstein, jusqu’au 21 mai 2023, du mardi au samedi de 10 h à 17 h et le dimanche de 10 h à 18 h. Entrée libre. Audioguides ou réservation d’une visite guidée (chaque dimanche à 14 h 30) hautement recommandée.