A Strasbourg, hommage à une danse mortelle

Avec le ballet « Giselle », qui sera notamment interprété à l’opéra de Strasbourg, le fantastique s’invite dans une œuvre très classique, qui plus est dans une version très féministe. 

Peut-on danser à en mourir ? Giselle, elle, ne le croit pas et passe ses journées à danser. Elle danse quand elle est heureuse. Elle danse quand elle est triste. Elle danse pour célébrer l'amour qu'elle porte au jeune et beau Loys. Elle danse, oubliant les remontrances de sa mère, qui lui rappelle l’histoire des Willis, ces jeunes filles transformées en fantômes pour avoir trop dansé. Mais lorsqu'elle découvre que son amoureux s'appelle en réalité Albrecht et qu'il est déjà lié à une autre femme, elle sombre dans la folie avant de rendre son dernier souffle. Ce premier acte est bien un classique, thème universel depuis l’Antiquité.

Femmes vengeresses 

Mais lors du second acte, le fantastique s’invite dans une histoire qui n’a plus rien d’un roman à l’eau de rose. La nuit qui suit la mort de Giselle, son esprit est rappelé d'entre les morts par Myrtha, à la tête de la bande des Willis. Ces dernières sont des ombres inquiétantes et maléfiques. Trahies par leurs amants et mortes avant d'avoir vécu leur vie de femme, elles se vengent en entraînant les hommes qu'elles rencontrent dans une danse mortelle... Giselle fait danser Albrecht, mais celui-ci est sauvé par les premières lueurs de l’aube qui font rentrer les Willis dans leurs tombes.

 

Fiancées mortes 

Cette histoire aux accents fantastique est née de l’imagination de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et de Théophile Gautier, qui signent le livret de Giselle. Créé à Paris en 1841, ce ballet est devenu au fil des décennies un classique incontournable du répertoire romantique chorégraphié par les plus grands maîtres. Sans doute parce qu’il est bien plus qu’un ballet romantique. 

Théophile Gautier s’est inspiré d’un passage du livre de Heinrich Heine, De l’Allemagne. Il y est question des Willis, ces fiancées mortes la veille de leurs noces, qui entraînent les voyageurs imprudents dans des rondes mortelles la nuit venue. Créatures fantastiques de la mythologie slave, les Willis sont les pendants des nymphes grecques. 

Une joie effroyable 

« Dans leurs cœurs éteints, dans leurs pieds morts, reste encore cet amour de la danse qu’elles n’ont pu satisfaire pendant leur vie. A minuit, elles se lèvent, se rassemblent en troupe sur la grand-route, et malheur au jeune homme qui les rencontre ! Il faut qu’il danse avec elles. Elles l’enlacent avec un désir effréné et il danse jusqu’à ce qu’il tombe mort. Parées de leurs habits de noces, des couronnes de fleurs sur la tête, des anneaux étincelants à leur doigt, les Willis dansent au clair de lune comme les elfes. Elles rient avec une joie si effroyable, elles vous appellent avec tant de séduction ! Ces bacchantes mortes sont irrésistibles », écrit Heinrich Heine en 1834.

Féminisme en tête 

Les mouvements féministes ont imprégné la dramaturgie et l'approche globale de cette Giselle du XXIe siècle, signée par le chorégraphe français Martin Chaix. L’histoire s’en est trouvé modifiée et un nouveau dénouement a même émergé de cette relecture... 

« Mon premier rapport à Giselle a été celui d’un danseur donnant corps à une histoire et à une tradition transmise de génération en génération. Déjà à l’époque, le traitement du rôle de Giselle, fille naïve au premier acte et trop vite magnanime au deuxième, et surtout le sort d’Albrecht, ne sortant que trop peu égratigné de ses actes de tricheries envers Giselle, me troublaient quelque peu », confie le chorégraphe. Se fondant sur des lectures, comme celle de Pierre Bourdieu (La Domination Masculine, 1998), Martin Chaix envisage une relecture à la lumière des dernières évolutions sociétales en termes de combats féministes, de libération de la parole des femmes, de rapports sociaux et amoureux... « Par ce prisme-là, chacun des personnages a été redéfini, privilégiant la parole de la femme afin de lui donner toute sa place. »

 

Tous montés sur pointes 

Exit tutus, robes de mariée et chaumières en carton-pâte. Les personnages de cette Giselle féministe interprétée à Strasbourg, à Colmar et à Mulhouse, dansent en perfecto et smoking dans un univers urbain. L'écriture chorégraphique classique de Martin Chaix fait monter sur pointes danseuses ET danseurs... L’intrigue s’est déplacée de l’Allemagne rurale du Moyen Âge à l’Allemagne de l’Est, dans un décor de passage souterrain puis dans un parc urbain, où la lumière crue des lampadaires éclaire les tourments des protagonistes. 

Ce nouvel univers est fait de personnes stéréotypées, habillées de costumes de travail, image orwellienne d’une société anxiogène. Et les Willis sont devenues une bande de rue mixte, grâce à laquelle Giselle va se définir en tant que femme indépendante. 

Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney
Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

Cherchez la femme 

Détail d’importance de cette nouvelle production d’un classique de la danse : elle regroupe sur scène l'ensemble de la compagnie, soit 32 danseurs de formation académique venus du monde entier. Depuis 2017, le Ballet de l’Orchestre national du Rhin est dirigé par Bruno Bouché. 

Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney
Giselle, Martin Chaix – BOnR © Agathe Poupeney

Les musiques sont évidemment toujours signées Adolphe Adam, mais s'y ajoutent les symphonies n°1 et n°3 de sa contemporaine, Louise Farrenc (1804-1875), largement méconnue de nos jours. Compositrice, pianiste et professeure de piano française, celle-ci est pourtant considérée, aux côtés de Georges Onslow et Henri Reber, comme l’une des pionnières de la musique de chambre française du XIXe siècle. Elle a signé trois symphonies et d’autres œuvres, dont certaines ont été publiées sous le nom de son mari, Aristide…Mais grâce à cette Giselle, toutes les femmes qui la composent peuvent enfin s’affirmer. 

Lucie Michel

Y ALLER : Opéra du Rhin à Strasbourg, les 14,17, 18, 19 et 20 janvier à 20 h, le 15 à 15 h ; théâtre de la Sinne à Mulhouse, les 26, 27, 30 et 31 janvier à 20 h, le 29 à 15 h ; théâtre municipal à Colmar, le 5 février à 17 h. La cheffe d’orchestre Sora Elisabeth Lee dirigera l’Orchestre symphonique de Mulhouse. Durée : deux heures, entracte compris. Infos sur : www.operanationaldurhin.eu