Femmes et graveuses, c’est grave ? 

Gravures et lithographies témoignent de l’activité artistique de femmes entre le XVIe siècle et le début du XXe siècle. Une première au Cabinet des dessins et des estampes, à Strasbourg. 

Epouses de, filles de

Pourquoi présenter une exposition d’œuvres spécifiques de femmes graveuses au Cabinet des estampes de Strasbourg ? Parce que ces artistes ont fait face à une double difficulté : d’une part, étant femmes, elles devaient être épouses ou filles de graveurs pour pouvoir apprendre la technique ; d’autre part, dans le monde des arts, la gravure était souvent mésestimée par rapport à la peinture, car considérée comme une simple reproduction, selon Florian Siffer, responsable du Cabinet des estampes et des dessins de Strasbourg. 

Femmes graveuses
Pour graver, au XVIe s., les femmes devaient être épouses ou filles de graveurs © Lucie Michel

Vite disparues 

Y sont présentées actuellement une quarantaine d’œuvres de graveuses. Il n’a pas toujours été facile de réunir des informations sur ces artistes. En effet, certaines ont été reconnues de leur vivant, mais d’autres n’ont eu qu’une petite production d’œuvres avant que leur signature ne disparaisse. Cela ne signifie pas qu’elles aient forcément cessé toute activité plastique, mais qu’elles sont peut-être passées à d’autres tâches dans les ateliers de gravure. Pour d’autres, on ne sait rien jusqu’à présent. Un constat est certain toutefois : rien ne distingue le travail d’une femme graveuse de celui d’un de ses confrères masculins. 

Débuts en Italie

Les premières graveuses se rencontrent au XVIe siècle en Italie, telle Diana Scultori, qui avait reçu un privilège du Pape pour imprimer et faisait de la gravure dite d’interprétation de dessins, de fresques ou de peintures. Sa liberté d’artiste résidait précisément dans son interprétation personnelle de l’œuvre originale. Une belle gravure sur cuivre est ici présentée, en parallèle à l’œuvre qu’elle a interprétée, et il est intéressant de jouer au jeu des Sept erreurs : l’image a été inversée, un bosquet ajouté...Sa contemporaine Geronima Parasole venait d’une famille de graveurs. Le cabinet des estampes possède d’elle une rare gravure sur bois, d’après une grande planche de bois, de celles qui étaient fragiles. Elle aussi interprétait à loisir, ajoutant à un Combat de cavaliers d’Antonio Tempesta, du ciel, des végétaux, des éléments de musculature, des chevelures…

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Emancipation féminine 

Pour ces deux femmes, la gravure est un métier à part entière. Travaillant dans des ateliers pluridisciplinaires, elles ont pu changer d’activité au sein de leur atelier. En témoigne une très étrange gravure de jumeaux siamois à voir en double lecture, d’après Raffaelino de Reggio, signée en latin « Diana l’a gravé à Rome en 1575 ». Mais à partir du XVIIe s., certaines assument une production et deviennent artistes indépendantes, n’interprétant plus le travail d’autres artistes. Au XVIIIe siècle, apparaît la gravure de mondanité, par des femmes qui en font leur passe-temps. Mais à la fin du siècle, certaines de celles qui en font leur métier s’occupent à la fois de la production et de la diffusion de leurs œuvres. Ainsi l’exposition illustre aussi une certaine histoire de l’émancipation féminine.

Première graveuse à Strasbourg

La première femme graveuse à Strasbourg serait Anna Maria Brentel, qui vécut de 1613 à 1633 seulement. Elle travaille au sein de l’atelier de son père, Friedrich Brentel, très connu pour ses cartons de vitraux et dessins pour cabinets de curiosités, à l’activité très soutenue. Anna Maria Brentel se spécialise dans les petits formats, gravés sur cuivre, qui circulent alors mieux que les grands. Ses quatre gravures sont un cycle d’illustration sur la parabole du fils prodigue. Elles constituent ce qu’on appelle un objet de délectation, pour la compréhension duquel était nécessaire une certaine culture.

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Des marines et une inconnue

Un ensemble de gravures représentant des marines est exposé, œuvres de quatre graveuses nées entre 1720 et 1730. Toutes ont appris la technique à Paris et interprètent des marines. Au moins trois des quatre avaient épousé un graveur. Détail : ces gravures sont dédicacées à un mécène. Non loin, six gravures de Mademoiselle Destours sont présentées, témoins d’une femme devenue une illustre inconnue dont on ne sait plus rien. 

La lithographie n’est pas féminine. L’histoire de la gravure évolue vers la lithographie, un procédé que l’on doit à un acteur et dramaturge allemand, Aloys Senefelder. En effet, afin d’imprimer ses propres œuvres, celui-ci imagine un nouveau procédé de gravure sur pierre calcaire à l’aide d’un acide, ce qui permet de tirer des œuvres en nombre illimité. Cette technique permet un travail plus rapide que la gravure. On peut alors imprimer des affiches et s’ouvrir à un large public. 

Première femme lithographe au monde

Son nom est à lui seul un poème : Electrine Stuntz. Jeune prodige, elle fut sans doute la première femme lithographe au monde. Elle est née en 1797, rue des Veaux à Strasbourg, dans une illustre famille d’artistes, filleule du célèbre graveur strasbourgeois Benjamin Zix. Elle signe des œuvres dès l’adolescence, de 13 à 17 ans. Ayant épousé un Munichois, elle poursuit une carrière de peintre à Munich où elle devient l’une des premières femmes à intégrer l’Académie des arts.

Electrine Stuntz - femmes graveuses
Une oeuvre signée Electrine Stuntz, Strasbourgesoise, considérée comme la première lithographe au monde © Lucie Michel

 

Regards en biais d’Alsaciennes

Inhabituelle : une vue de Strasbourg depuis un échaffaudage de la cathédrale. C’est l’œuvre de Sabine Hackenschmidt, qui fut en charge du Cabinet des estampes de 1913 à 1938, et qui par ailleurs signe des gravures essentiellement topographiques. Etonnante aussi, car témoin de son temps, une grande lithographie signée par l’illustratrice strasbourgeoise Dorette Muller : elle peint un défilé d’Allemands, assortis de tous les clichés qui leur sont attachés, contraints de fuir l’Alsace en 1918. Ainsi qu’un superbe dessin des années 1920, imprégné du style de la Nouvelle objectivité berlinoise :  une scène de liesse populaire qui pourrait sonner comme une sorte de libération de la femme.

Auteure : Lucie Michel

« La gravure au féminin, panorama des femmes graveuses, XVIe - XIXe siècles », au Cabinet des estampes de Strasbourg, 5 place du Château, jusqu’au 16 juin.