Histoire des bateaux-mouches 4

LES BATEAUX-MOUCHES A PARIS : ORGANISATION DU SERVICE AU DEBUT DES ANNEES 1870

Les bateaux-mouches lyonnais (leur nom vient du nom du quartier de la Mouche à Lyon qui abritait les chantiers de construction navale) ont fait une entrée fracassante à Paris à l’occasion de l’exposition universelle de 1867. Ce qui ne devait être qu’un service de transport en commun temporaire dans l’idée de leur promoteur est dès le départ validé par le préfet pour une durée de 15 ans. C’est le début d’une success-story qui ne saura malheureusement pas perdurer dans le temps.

 

Bilan détaillé après quelques années de fonctionnement

Les flonflons de la fête ont pris fin et la vie parisienne reprend son cours normal dès la mi-novembre 1867. Les hordes de visiteurs se calment et on commence à faire disparaître les constructions éphémères de l’exposition universelle. Sur la Seine, les bateaux omnibus à vapeur sont maintenus et prennent un régime de croisière. En juin 1872, le « Portefeuille économique des machines, de l’outillage et du matériel » publie dans son numéro 198, un long article sur les bateaux-mouches parisiens, rédigé par l’ingénieur L. Anquetin. 

Article sur les bateaux-mouches parisiens rédigé par l’ingénieur L. Anquetin en 1872

Circuits des bateaux omnibus à vapeur à Paris

En termes d’organisation opérationnelle, les bateaux-omnibus à vapeur disposent de 15 pontons. Les deux stations extrêmes des lignes parisiennes sont pour l’une près du Pont Napoléon (aujourd’hui le Pont National) et pour l’autre près du Viaduc d’Auteuil ou Viaduc du Point du Jour aujourd’hui Pont de Garigliano. Cela correspond pour le premier à une liaison avec le chemin de fer de la ceinture amont et pour le second à une liaison avec le chemin de fer de la ceinture aval de la Petite Couronne.

Il existe quelques images montrant les embarcadères des bateaux-omnibus au droit du Viaduc du Point du Jour avec les traditionnelles publicités pour boissons alcoolisées comme Picon, Dubonnet, Bénédictine. Ces images datent d’après 1872.

Images montrant les embarcadères des bateaux-omnibus au droit du Viaduc du Point du Jour
Images montrant les embarcadères des bateaux-omnibus au droit du Viaduc du Point du Jour

La distance séparant les deux extrémités de la ligne est de 12 kilomètres. Cette ligne est desservie par 18 bateaux qui font chacun quatre voyages aller-retour par jour. Pendant les trois mois d’hiver, le cadencement est plus faible avec seulement 15 bateaux-omnibus à vapeur et 3 voyages aller-retour par jour. 

La boucle est réalisée en moyenne en 3 heures comprenant 1 heure dans le sens avalant (le sens d’écoulement de la Seine donc du Pont Napoléon au Viaduc d’Auteuil), 1 heure et 20 minutes dans le sens montant (à contre-courant) et 2 fois 20 minutes de pauses à chacune des stations de bout de ligne.  Il s’agit bien entendu de chiffres moyens qui peuvent diverger en fonction du courant, du nombre de passagers embarqués et des aléas de navigation.
Le temps d’attente moyen à une station est de 10 minutes dans un sens comme dans l’autre. 

En été les départs commencent à sept heures du matin et finissent à vingt-et-une heure. A la belle saison, les dimanches et les jours de fêtes voient leur amplitude augmentée d’une heure pour un dernier départ à vingt-deux-heures. En hiver, les bateaux partent à huit heures des stations de bout de ligne. Le dernier départ est donné à dix-neuf heures.

Le prix du trajet dans chaque sens est de 25 cents quel que soit le nombre de stations.
 

Description et fonctionnement des bateaux-mouches

A l’occasion de cet article, on apprend que deux types de bateaux sont utilisés : les petits qui sont ceux qui étaient arrivés sur la Seine à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1867 et des bateaux plus grands qui ont pour vocation de remplacer peu à peu les premiers bateaux. Ces grands bateaux-omnibus à vapeur sont également utilisés pour deux services desservant de banlieue : 

  • Le premier va du Pont Napoléon à Charenton
  • Le second dessert Saint-Cloud depuis le Viaduc d’Auteuil.

Ces grands bateaux qui mesurent 30 mètres de long contre 24,5 mètres pour la génération précédente sont somme toute assez semblables aux petits bateaux-mouches si ce n’est la disposition des cabines intérieures. Ils sont à peine plus large avec 10 cm de plus à 3,70m. Le grand tirant d’air associé à la faible largeur explique partiellement certains naufrages comme celui de la Mouche n°4 à Lyon en 1864 . Le tirant d’eau varie de 1,1m à vide jusqu’à 1,45m à pleine charge.
A titre de comparaison, les bateaux-mouches actuels utilisés pour la visite de Strasbourg ont en moyenne une longueur de 23,40m pour 4,73m de large pour un tirant d’eau de 1,15m et un tirant d’air de 2,42m.

Ce qui est particulièrement étrange c’est la faiblesse de l’épaisseur de coque : elle est seulement de 3mm. Aujourd’hui c’est la limite basse à partir de laquelle il faut réparer la coque sous peine de voir le bateau perdre son certificat de navigabilité. Comme nous le verrons plus haut, cette épaisseur de coque est inférieure à celle des pontons utilisés pour l’embarquement/débarquement des passagers qui elle fait 4mm pour la partie immergée.

La chaudière utilisée pour ces grands bateaux est une chaudière horizontale et non pas verticale comme pour ceux de la première génération. La surface de chauffe est de 32m2, la pression d’environ 6 bars, le tout délivrant une puissance de 25 à 30 chevaux soit une puissance de 25 à 50% supérieure à celle des premiers bateaux-omnibus à vapeur fabriqués à Lyon dans le quartier de la Mouche.

Le combustible alimentant la chaudière est du coke de gaz. Il est fourni par la Compagnie Parisienne au prix de 57,75Fr la tonne rendue sur berge au Viaduc d’Auteuil ou au Pont Napoléon. Différents charbons ont été essayés avant de se fixer sur le coke de gaz : coke de Belgique, anthracite des mines d’Ahun dans la Creuse, charbon de Charleroi. Des difficultés d’allumage de ces combustibles ainsi que les épaisses fumées et poussières ont poussé au choix du coke de gaz. Le rédacteur de l’article convient tout de même que l’inexpérience du personnel pouvait également être à l’origine des problèmes relevés et que le choix n’était somme toute pas définitif. Un bateau consomme 100 litres de coke pour 3 kilomètres parcouru soit environ 32 hectolitres pour la distance parcourue dans la journée. Il est intéressant de noter que le personnel aux machines (mécanicien et chauffeur) est intéressé à la consommation de coke. Ainsi 35 litres de coke sont affectés par la compagnie par kilomètre parcouru par rapport au 33,33 litres de consommation théorique. L’écart entre la quantité affectée et la quantité réellement utilisée est partagée entre le personnel et la compagnie. La monétisation de cet écart vient abonder leur paye.

L’équipage des bateaux est constitué d’un pilote, d’un marinier, d’un mécanicien, d’un chauffeur et d’un receveur. L. Anquetin fournit même le salaire du personnel hors économies de combustible mentionnée ci-dessus :

Salaire de personnel de bateau-mouche

La compagnie embauche à l’année 20 équipages qui assurent le service de Paris intra-muros mais également la navigation vers la banlieue (Charenton et Saint-Cloud). 10 équipages supplémentaires viennent renforcer les équipes permanentes d’Avril à Septembre.

L’hélice qui assure la propulsion du bateau mesure 1,20m soit un diamètre légèrement supérieur au tirant d’eau à vide. En fonctionnement normal, celle-ci est donc à fleur d’eau. Les hélices utilisées sont à 4 pales et tournent entre 120 et 200 tours minutes. On est donc sur des hélices bien plus grandes que les hélices actuelles (environ 60cm de diamètre fonctionnant sur des régimes moteurs autour de 1400 tours/minutes en régime de croisière). Les hélices doivent être changées assez régulièrement en raison des chocs avec les matériaux divers charriés par la Seine et en particuliers des bûches perdues lors du flottage particulièrement pratiqué sur l’Yonne, un affluent de la Seine en amont de Paris. Sur la Saône où la pratique du flottage n’est pas d’usage, les hélices ont une durée de vie très longue.

La capacité d’emport du bateau est de 150 passagers. Les banquettes sur le pont et dans les cabines avant et arrière sont suffisamment nombreuses pour permettre aux 150 passagers de s’asseoir mais nombre de passagers restent debout. Le pont dans son axe longitudinal est barré par une double rangée de banquettes afin d’éviter que les passagers se ruent en masse d’un côté et puissent déséquilibrer le bateau. Pour rappel cette double rangée n’existait pas sur les premiers bateaux mouches et c’est ce qui avait provoqué le naufrage dramatique de la Mouche n°4 le 10 juillet 1864 à Lyon sur la Saône.

Bateaux et pontons sont toujours construits à Lyon. Un bateau avec sa machine à vapeur et ses agrès coûtent environ 45 000 francs, rendus à Paris. 


Les pontons permettant l’accès au service des bateaux-mouches

Les 15 stations parisiennes intra-muros utilisent 22 pontons dont les emplacements et le mode d’amarrage ont été réglementé par arrêté préfectoral. Pour des questions d’usage, il aurait été pratique que chaque station soit équipée d’un ponton pour la ligne montante et d’un ponton pour la ligne descendante mais l’encombrement de la Seine avec ses lavoirs, ses bains chauds ou froids et ses nombreux bateaux de commerce, ne permettait pas le doublement des équipements à chaque station.

Chaque ponton fait 15 mètres de long pour une largeur de 5 mètres. En dessous de la ligne de flottaison, la coque en tôle fait 4 millimètres d’épaisseur contre 3 millimètres pour la partie émergée. Une cuirasse de protection en bois située au-dessus de la ligne de flottaison protège les pontons des chocs divers qui peuvent advenir. Le pont est lui délimité par un garde-corps en fer. Deux types de pontons sont utilisés : les pontons plats d’un bord à l’autre et les pontons équipés d’une cabine pouvant abriter de 12 à 15 personnes en cas de mauvais temps. Les premiers ont un coût de 6000Fr et les seconds de 8000Fr.

Comme on peut aisément le deviner, les abris qui n’équipent pas tous les pontons sont largement insuffisants pour accueillir les passagers attendant les bateaux. Pour cette raison, la compagnie a été autorisée par arrêté préfectoral du 31 mars 1868 à équiper les rives d’abris au droit de chaque station, conformément à un cahier des charges. Abris, pontons et passerelles sont soumis à redevance : l’Etat demande 1Fr par mètre carré occupé.

Les passerelles reliant les pontons à la rive sont en tôle. Elles mesurent un mètre de largeur et sont d’une longueur variable en fonction du franchissement à combler entre le ponton et la rive. Elles ont été testées pour supporter 500kg au mètre carré. Elles sont équipées de garde-corps formés de deux poutrelles en treillis. Une passerelle de 7 mètres de longueur pèse 500 kilogrammes et coûte 310Fr quand une passerelle de 10 mètres de long pèse 820 kilogrammes et coûte 510Fr.

 

La forme de radoub d’Auteuil pour l’entretien et la réparation des bateaux-omnibus à vapeur.

Qui dit navigation cadencée sur la Seine avec des bateaux munis d’une technologie débutante dit incident en tout genre et donc nécessité de disposer d’un endroit pour les réparations où l’on peut mettre le bateau à sec et donc avoir un accès direct à la coque. Cet atelier de réparation des avaries des bateaux s’appelle une forme de radoub (étymologiquement radoub vient du vieux français abouber signifiant équiper). Pour les bateaux omnibus à vapeur de la Seine elle se situe sur la rive gauche de la Seine en aval du viaduc d’Auteuil.

Cette forme est composée de deux rangées de 10 pilotis assemblés entre eux longitudinalement (à l’exception des deux pieux plus courts à l’amont) par des planches appelées moises supportant six vérins et un treuil. Les pieux font 30 cm de diamètre. Les vérins servent à sortir les bateaux de l’eau au moyen de câble passés sous la coque. Le treuil, quant à lui, est utilisé pour soulever la poupe du bateau afin de procéder aux réparations ou au changement de l’hélice. Le treuil est aussi utilisé pour poser et déposer la chaudière.
 

Nous n’avons pas retrouvé les planches d’illustration de L. Anquetin dans le Portefeuille Economique des Machines. Néanmoins le site de la Société Historique d’Auteuil et de Passy propose une illustration du chantier de réparation au pied du viaduc du Point du Jour sur laquelle on distingue très clairement le système de pieux constituant la forme de radoub. Nous la reproduisons ci-après. N’hésitez pas à naviguer le site de la SHAP (société d’histoire fondée en 1892) si vous souhaitez en apprendre plus sur le XVIème arrondissement de Paris et ses dépendances.

Ebauche de compte de résultats pour les bateaux-mouches de Paris

Comme nous l’avons vu plus haut, le coût pour un équipage est de 840Fr par mois. 20 équipages travaillent à l’année soit une dépense de 201 600Fr. 10 équipages travaillent durant 6 mois soit 50 400Fr. A cela s’ajoutent les 22 pontonniers, les inspecteurs, chefs de station, les chefs mécaniciens, les gardiens nuits, mais aussi la direction et le personnel de bureau, le personnel des ateliers (et le matériel), l’éclairage des bateaux et des pontons, les cordages, les droits de location, les droits de navigation et de transports….

Le tableau ci-dessous reprend l’ensemble de ses dépenses pour un montant annuel de 510 920Fr.

Total des dépenses annuelles pour un bateau-mouche

A ces charges s’ajoutent également les charges correspondant à la consommation du bateau soit le combustible pour l’alimentation de la chaudière, l’huile, le suif, le coton et le décompte va même jusqu’au fagot d’allumage.

Total des dépenses annuelles pour un bateau-mouche 2

A ces charges, viennent enfin s’ajouter l’amortissement du matériel et les dividendes versés aux actionnaires. A ce titre, l’ingénieur L. Anquetin rappelle que le capital social de l’entreprise est de 1,5 millions de Francs divisé en 3000 actions de 500Fr. L’intérêt versé en 1867 a été de 4% et l’auteur considère ce taux comme le taux moyen de rémunération du capital soit un montant de 60 000Fr annuel versé.
Concernant l’amortissement, le matériel a coûté à l’acquisition 1,2 millions de Francs amortissables sur 10 ans soit un montant annuel de 120 000Fr.
La dépense journalière pour amortissement et dividende est donc de :
(60 000 + 120 000) / (365 * 18) soit 19,72Fr.

En reprenant les trois postes de charge visés par L. Anquetin, on arrive ainsi à un calcul total de 146,82Fr par jour et par bateau.

Total des dépenses annuelles pour un bateau-mouche 3

Face à ces dépenses, la recette moyenne journalière d’un bateau est de 192,91Fr en haute saison et de 75Fr en basse saison. Cela laisse une marge d’un peu plus de 46Fr en haute saison et une perte d’un peu plus de 71Fr en basse saison. La société trouve donc son équilibre à partir de 7,5 mois de belle saison.

Confrontons ces chiffres avec ceux du rapport de l’Exposition Universelle de Paris de 1869. Celui-ci précise à sa page 479 que le combustible coûte 65,25Fr par bateau et par jour, 77.76Fr de frais généraux et de personnel et 19.71Fr au titre de l’amortissement et des intérêts soit un total de 162.72Fr. En quelques années, le poste des charges aurait donc diminué de 15.9Fr par jour et par bateau soit une réduction de près de 10%.

Notons que 192,91Fr de recette représentent 772 passagers et 75Fr, 300 pax, soit 217 175 passagers à l’année et par bateau, soit un peu plus de 3,9 millions de passagers annuellement pour la compagnie. Cela peut paraitre beaucoup. Et pourtant. Si les huit premiers mois et demi de 1867, les bateaux ont transporté 2 787 000 visiteurs, en 1868, le nombre de passagers transporté était déjà de 3 518 856 pour un chiffre d’affaires généré de 800 000Fr soit un prix moyen à 23.59 centimes (soit un écart de 5,64% par rapport au prix nominal fixé à 25 cents). Dès 1878, le nombre de passagers atteint 15 millions chaque année et ne redescendra jamais sous ce niveau.

 

Les deux pics de fréquentation de 1889 et 1900 correspondent aux deux grandes expositions universelles qui se tiennent à Paris.
Ces chiffres de fréquentation plutôt impressionnants expliquent que rapidement d’autres compagnies apparaissent sur le bassin de la Seine pour profiter de ce fructueux marché. Paris va ainsi voir arriver les Hirondelles puis les Express animant ainsi une saine concurrence. Concurrence ? Il s’agit d’une vraie question à laquelle nous tâcherons de répondre dans les prochains épisodes.

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Sources : 
- Portefeuille économique des machines, de l’outillage et du matériel, 1872
- Paris1900
- Wikipedia 
- BNF / Galica
- Société historique d’Auteuil et de Passy
- Rapport de la commission n°2 du Conseil Municipal de Paris du 9 juillet 1888 par Léon Donnat